Année
2015
Tribune Cahiers de la
Justice, 2015/1
Faut-il bannir les allégories des Palais
de justice ?
par Denis Salas
Résumé
Comment comprendre la présence d’œuvres d’art dans un palais de justice et plus particulièrement dans une salle d’audience ? Sont-elles là à titre purement décoratif ou veulent-elles délivrer un message ? Les allégories de la cour d’appel de Douai – la Prudence, la Force, la Justice, l’Etude composées au XVIIIème siècle sont ici remises dans leur contexte et restituées dans leur finalité : donner à voir au public de la justice les valeurs fondatrices de l’acte de juger tout en les rappelant à ceux qui les mettent en œuvre.
Should allegorical works be banned from courthouses? What is to be understood by the present of artworks in
courthouses, and more specifically in the courtroom? Are they there for purely decorative reasons or are they intended to convey a message? Here, the Allegories in the Douai Court of Appeal
–Prudence, Force, Justice, and Etude, all composed in the 18th century – are analysed in their context and in their ultimate purpose: to make sure that the court audience is aware of the founding
values of the act of judging, and to remind the judges of these same values.
Qui a dit que les juristes sont austères et graves, passant leur temps à ergoter devant de vieux grimoires ? Il suffit d’avoir suivi cette année l’ampleur des cérémonies célébrant les 300 ans du Parlement de Flandres, à Douai, pour mesurer l’inanité de ces clichés. Le Parlement ? Ne nous méprenons pas. Il ne s’agit pas de nos assemblées législatives, mais du nom que portaient les anciennes cours de justice, depuis les Capétiens jusqu’à la Révolution. Loin de l’avoir oublié, le monde judiciaire douaisien l’a célébré avec éclat. L’occasion de fêter cet anniversaire a mobilisé l’énergie d’une cour d’appel, de ses professions et, au-delà, de toute une ville. Colloques à foison, processions en robe, exhumations d’impubliables archives, concert de carillon depuis le beffroi de Douai, pièce de théâtre sur une célébrité locale, Eugène François Vidocq, et même un timbre à l’effigie de la ville célébré par les philatélistes.
Tout au long de l’année, une série de figures baroques sont venues à la rencontre de cette administration sévère. C’est ainsi que lors de l’audience solennelle de rentrée, en ce début d’année 2014, dans l’admirable salle d’Anchin (ancien collège du roi, qui date de 1562), je suis tombé nez à nez, au détour d’une rue, sur les « Géants ». Deux énormes personnages montaient la garde devant l’entrée de la salle, comme s’ils avaient choisi cette occasion pour s’échapper du tréfonds de la ville médiévale. Il fallait bien lever les yeux pour apercevoir leur mine rieuse qui regardait passer les invités transis de froid. D’où sortent ces « Géants », si familiers que nul ne semblait les remarquer ? De quel passé, évident pour tous, sauf pour moi, sortent-ils si tranquillement ? L’un d’entre eux, me dit-on, représente une femme « lampiste », c’est-à-dire une de celles qui tenaient la lampe pendant le travail de la mine à la fin du XIXè siècle ; cet autre est un héros de légende locale, issu de la mémoire paysanne ; ce troisième est un immense mannequin de dentelles et broderies, emblème des métiers du tissus. Alors que le monde du droit célèbre l’ordre social à chaque audience, les « Géants » aux portes du palais manifestent l’effusion de la vie sociale, eux qui, dit-on, dansaient dans les rues les jours de carnaval. L’ordre et le chaos se mêlent, la cérémonie judicaire et la mémoire locale, l’exubérance bonne enfant et les murs du Palais dialoguent dans la liesse populaire. Surprenant rappel de ce qu’est, au fond, l’âme de la justice pénale : un rituel de conversion du désordre en ordre.
Un peu plus tard, lors du beau discours du procureur général Olivier de Baynast, je découvrais le joyau du Palais. Ce sont les allégories qui ornent la chambre civile de la cour d’appel maintenues encore dans le plus pur éclat baroque du style XVIIIè. Ainsi donc - mais nous l’avions oublié, si peu d’œuvres de ce type ont survécu aux tourmentes de l’histoire ! - l’art s’est installé de longue date dans les palais de justice. Malgré l’explication donnée, je ne parvenais guère à m’attendrir devant cette ronde d’allégories évoquant de trop loin le mystère d’un Fragonard ou d’un Boucher. La Vérité, la Prudence ou la Justice (mais pourquoi la Force ?) paraissaient au milieu de femmes vaporeuses, d’angelots boursoufflés, de nuages évanescents. C’est peu de dire que je n’étais guère tombé sous le charme. Tout cela me semblait terriblement plat, compassé et daté. Ces poses alanguies, ces pavanes délicieusement démodées, ces illustrations abstraites et sans vie ne parlaient plus. Elles n’étaient que l’écorce morte d’un passé révolu. Trop d’inaccessibles symboles alourdissent la chair sans laisser transparaître le sens du message. Pourquoi ne pas les abandonner aux archives départementales, voire à un hypothétique musée de la justice ?
J’en étais resté à ces pensées iconoclastes jusqu’à ce que je lise le beau livre « Allégories de Justice. La grand’chambre du Parlement de Flandres », de Valérie Hayaert et Antoine Garapon (F. Paillart Editeur, Abbeville, 2014). On y apprend qu’en 1762, les magistrats de cette cour, réunis en commission, commandent un programme allégorique centré sur les vertus du juge pour orner la grand’chambre. Un jeune peintre de 34 ans, Nicolas-Guy Brenet, se présente. Ayant suivi un apprentissage chez Boucher, Brenet poursuit sa formation à Rome, où il s’exerce à copier Le Caravage et Raphael, puis de retour à Paris, expose sans relâche au Salon. Il dit, dans une correspondance, vouloir visiter l’histoire du parlement et retrouver « la trace des anciennes vertus » qui doit l’animer. On ne sait rien du dialogue entre ce peintre et ces juges amateurs d’art, mais il est incontestable qu’il a eu lieu. On peut seulement le déduire des différents tableaux que suivent de près les auteurs de ce livre.
Prenons par exemple une vertu comme la Prudence. Reposant sur un nuage irréel, une jeune femme aux seins nus regarde au loin avec dans sa main droite un serpent enlacé à son bras et dans sa main gauche un miroir. L’un et l’autre sont des attributs conventionnels de la prudence : le serpent, parce qu’il est sans cesse en éveil (en écho au mot de Jésus « Soyez prudent comme les serpents et simples comme les colombes », Mat.10-16), et le miroir, symbole de la connaissance de soi-même. Mais nos auteurs incitent à regarder plus bas, où deux enfants allégoriques (ou putti) tiennent une pièce de drap et des ciseaux. N’est-ce pas là une figuration discrète de l’art de juger qui est un art de mesurer, de séparer le « tien » et le « mien », de tailler au bon endroit, de bien rompre les liens ? Plus précisément encore, ne faut-il pas y voir l’équité, chère à Aristote, que les parlementaires connaissaient, cet art de corriger par la touche singulière du jugement la généralité de la loi. Comment mieux signifier que l’équité du juge - le ciseau entre les mains, prêt à tailler un tissu trop grossier - doit se nourrir de la prudence dans l’instant du juste partage ?
Un peu plus loin, on se demande ce que vient faire la Force dans le tableau des vertus ? Mon interrogation initiale sur le sens perdu des allégories demeurait. Va-t-elle trouver une réponse ? La voici sous mes yeux : une allégorie féminine à la pose alanguie, vêtue d’un drap rouge, le menton appuyée sur un coude regarde au loin. Singulière force ! On songe plutôt à l’allégorie de la mélancolie. Seule la massue qu’on devine dans sa main droite, le laurier qui orne son front ou le faisceau des flèches en contrebas y font allusion. Mais cette « force », mal traduite du latin fortitudo, veut plutôt dire force d’âme ou courage de juger. N’est-ce pas une manière de suggérer que juger c’est douter, mais aussi trancher ? C’est un doute certes mais un doute qui décide. Cette « force » va aussi de pair avec « concorde », dans l’idée que l’union fait la force. Là peut-être transparaît la voix des parlementaires. Cette force collective, ce faisceau de flèches assemblées, n’est-ce pas une manière de se représenter leurs délibérations et, plus encore peut-être, leur corps ? N’oublions pas qu’à cette époque le parlement de Paris avait théorisé la doctrine de « l’union des classes », selon laquelle les parlements sont tous gardiens des lois fondamentales du royaume, véritable constitutionnalisme avant la lettre qui faisait des juges un véritable contrepouvoir dans la monarchie absolue.
Avec la Vérité, le dialogue atteint un sommet. Brenet reprend le thème éternel de « la vérité se découvrant avec le temps », traité par ses maitres italiens (Le Bernin) ou français (Poussin). Que savent les magistrats et que lui ont-ils dit ? Peut-être que leur mission la plus haute est de révéler la vérité par l’enquête, l’étude (une autre allégorie lui est consacrée) et l’expérience qui augmente avec le temps ; et que cette mission repose sur la science du droit, dont ils s’estiment dépositaires, et non sur une révélation d’origine divine. Comment le peintre traduit cette exigence ? En contrebas, deux enfants allégoriques montrent une page d’un traité d’Euclide illustré par une figure géométrique. Sans doute le peintre et ses possibles inspirateurs veulent-ils dire que leurs décisions obéissent au même idéal de rationalité juridique. L’art de juger ressemble à celui du géomètre ou de l’arpenteur ancré dans le réel quand il mesure les parcelles, tranche les contestations liées à la terre, se place au cœur des conflits entre les hommes, tout en étant fidèle aux principes du droit naturel. La vérité naît de la rencontre entre le temps long de cette science du droit et le temps court du litige.
Ainsi nos parlementaires de jadis avaient sous les yeux en permanence une invitation à suivre les principes déontologiques qui devaient les guider. Ces allégories faisaient sens pour eux parce que juger est un art indicible et qu’il fallait la médiation de l’art pour traduire ce moment singulier. Quant aux magistrats d’aujourd’hui, s’ils suivent eux aussi depuis peu des principes déontologiques écrits, ils s’effacent derrière la loi et le droit. Derrière cet écran, l’acte de juger avec ses doutes, ses affects, ses émotions n’accède plus à la visibilité, ne trouve ni correspondance, ni médiation. Mais il y a plus : placées dans la salle d’audience, ces allégories douaisiennes avaient un rôle pédagogique à la manière des récits racontés sur les vitraux des cathédrales. Les magistrats, mais aussi les avocats (et les autres professions), ainsi que le public qui est présent aux audiences les voyaient aussi. À l’inverse, le primat de l’écrit segmente et individualise nos représentations actuelles de la justice. Qui connait aujourd’hui l’acte de juger, ses principes directeurs, son éthique ? Qui l’enseigne et le transmet aux nouvelles générations ? Cette double défaillance de connaissance et de transmission peut légitimement inquiéter.
Je ne tardai pas à en faire l’expérience. Parmi les nombreuses expositions de ce tricentenaire, une salle était consacrée à la manière dont les lycéens se représentent la justice. La majorité était composée de photos en petit format, en noir et blanc présentant des corps torturés, des menottes, des murs de prison et des scènes de peine de mort, bref un univers de séries américaines entre Prison break et Castle. C'est dire si nous sommes aux antipodes des allégories. À un professeur qui présentait l’exposition, j’objectais : « Savent-il que la peine de mort est abolie en France, qu’on ne torture pas dans les commissariats, que le port des menottes est réglementé ? ». Il me répondit : « Ce n’est pas notre problème. Notre seul souci est de respecter leur vision de la justice ». Sincère et désolante réponse. On y mesure la faible transmission d’une institution sans mémoire. On se prend à espérer qu’un jour – mais quand ? - une justice démocratique relèvera ce lourd défi.