Année 2013
LE JUGE A L'ECOUTE
DU MONDE
Les Cahiers de la Justice 2013/3
Edito
L'accommodement raisonable? Une source d'inspiration pour les tribunaux ?
L’ouverture des juridictions au monde qui fait l’objet du dossier de ce numéro des Cahiers de la justice ne doit masquer la faible prise en compte de la diversité culturelle, pour ne pas dire son évitement fréquent par les magistrats, comme l’observe Anne Wyvekens dans une enquête en France et en Belgique que nous publions également. On serait alors tenté de voir dans l’accueil de l’altérité juridique une spécificité de la juridiction parisienne moins partagée ailleurs. Dans beaucoup de cas, en effet, cette question semble refoulée derrière les grands principes d’égalité devant la loi et d’universalité. Elle peut aussi être purement et simplement écartée au profit de la loi du for dès lors que la recherche du document authentique, voire de la jurisprudence, est souvent infructueuse.
Cette hypothèse est confirmée par l’étude de Baudouin Dupret et Nathalie Bernard-Maugiron qui porte sur le droit musulman tel qu’on l’applique dans six pays situés sur les deux rives de la Méditerranée. Elle montre à bien des égards que cet accueil du droit étranger est le lieu d’un conflit entre l’ordre public national et certains pays de droit musulman. En Europe, la notion d‘ordre public est utilisée par les juges pour s’opposer à de nombreuses règles islamiques : devoir d‘obéissance de l’épouse, l’interdiction faite à une musulmane d’épouser un non musulman, répudiation, polygamie…Dans certains pays arabes comme la Tunisie, l’ordre public conduit de la même manière à interdire la polygamie et la répudiation. Cette notion a un contenu variable, surtout d’origine jurisprudentielle, ce qui donne au juge un rôle central pour faire évoluer (ou pas) la société.
Mais ailleurs, elle est le plus souvent l’enjeu d’un conflit entre les cultures. Dans les pays où la charia est une religion d’Etat (Maroc, Egypte), celle-ci est une composante de l’ordre public. Ces pays privilégient l’appartenance religieuse en écartant tout recours aux lois étrangères. Dans certains cas, notamment en matière de garde d’enfants, ces pays peuvent refuser d’exécuter des décisions de justice étrangères quand elles heurtent leurs conceptions. En Europe au contraire, l’ordre public se nourrit du respect des droits fondamentaux (CEDH, Chartes des droits fondamentaux). A cela s’ajoute dans notre pays un débat permanent sur les thèses du républicanisme qui voient dans tout débordement du fait religieux dans l’espace public une menace pour le corps politique de nature à compromettre ses valeurs fondamentales.
La solution de telles apories peut venir de la notion « d’accommodement raisonnable » telle que la jurisprudence canadienne et québécoise l’a mise au point dans les années 1980. Sans chercher à tout prix la conciliation de valeurs opposées, elle préconise une reconnaissance raisonnable des différentes religieuses dans l’espace public. L’application de la loi doit se faire sans provoquer des effets discriminatoires et des atteintes à l’égalité des citoyens. C’est ainsi que les pays d’Europe du nord acceptent de donner certains effets aux unions polygamiques comme la filiation, l’obligation alimentaire ou le partage d’une succession. Ils peuvent aussi reconnaître la dissolution du lien conjugal (suite à une répudiation) compte tenu des difficultés insurmontables que connaissent les femmes qui la subissent. C’est tout le sens du multiculturalisme selon le philosophe Charles Taylor : l’égale dignité des individus y compris dans leur identité culturelle suppose une attitude de reconnaissance et un traitement différencié. Cet idéal d’harmonisation est désormais inscrit dans la vie quotidienne des institutions en Amérique du Nord. Pourquoi ne pas s’en inspirer ?
Introduction au dossier
Ce dossier surprendra nos lecteurs. Qui, en effet, aurait pu imaginer sans une réflexion menée par les juges eux-mêmes, à quel point le monde est devenu leur horizon ? Nous savions ce juge est intellectuellement façonné par les décisions de la Cour de justice de l’Union européenne et de la Cour européenne des droits de l’homme comme le rappellent ci-dessous Natalie Fricéro et Roger Grass. La Cour de cassation ne vient-elle pas de juger que « les Etats adhérents à cette convention (CEDH) sont tenus de respecter les décisions de la Cour européenne des droits de l’homme sans attendre d’être attaqués devant elle, ni d’avoir modifié leur législation ? » [1] Nous savons aussi que le monde actuel tend à effacer les frontières et que le droit ne se réduit plus à la loi. Mais cet ensemble de textes va plus loin : il nous parle de la rencontre concrète des hommes et des femmes d’aujourd’hui avec leur justice dans un monde ouvert.
Issu d’une réflexion collective impulsée par la présidente du TGI de Paris, Chantal Arens, ces textes révèlent l’interpénétration des systèmes juridiques de la planète. Anciens et nouveaux contentieux sont traversés par la globalisation surtout dans une ville aussi multiculturelle que Paris. On songe naturellement aux accidents collectifs et catastrophes écologiques qui par définition n’ont pas de frontières, comme l’affaire du pétrolier Erika où se croisent une multitude nationalités, jugé par le tribunal de Paris en 2008.
Mais d’innombrables affaires qui sont le quotidien du juge ont désormais une dimension internationale. Quelle réponse donner aux époux iraniens vivant en France qui demandent une adoption plénière d’un enfant selon la loi de leur pays ? Que recouvre la notion de consentement au mariage en droit tunisien invoquée par une partie ? Quelle valeur faut-il accorder à la Kafala, procédure en vigueur dans les pays du Maghreb, qui permet aux enfants abandonnés d’être recueillis par des familles françaises ? [2] Tous les exemples donnés par Dominique Salvary font écho au défi du multiculturalisme dans lequel baigne le juge, ce que Horatia Muir-Watt appelle la reconnaissance mutuelle de l’altérité culturelle. Dès lors, nous ne sommes pas surpris d’apprendre qu’à Paris 80% du contentieux familial suppose l’application d’une loi étrangère de prime abord méconnue du juge français.
En matière pénale aussi, rares sont les dossiers qui ne nécessitent pas la connaissance des autres systèmes de droit. Il est des cas où un dialogue permanent entre juges existe, sans intervention des instances politiques, comme la procédure du mandat d’arrêt européen. Mais dans d’autres cas, il faut avancer en terrain inconnu. Comment le nouveau pôle « crimes contre l’humanité » peut-il faire progresser ses enquêtes sans une connaissance du terrain ? Comment, par ailleurs, pour un juge d’instruction surmonter les obstacles à la levée du secret bancaire à Hong Kong ? Quelle stratégie d’enquête choisira-t-il dans un trafic international de stupéfiants ? Comment, sans connaître ses conditions de sa réception, s’assurer que sa commission rogatoire sera bien exécutée ? Aux questions posées par Stéphanie Robin, la réponse suppose de connaître le droit de la preuve, d’échanger avec les parties, de pratiquer l’audience interactive, d’organiser des protocoles de procédures (Loïc Cadiet).
L’avocat, ajoutent Fred Davis et Christiane Féral Schuhl, est au cœur de cet échange surtout à Paris, siège des grands cabinets internationaux. C’est lui qui fait circuler l’information et contribue à réduire l’hétérogénéité des systèmes juridiques. C’est lui encore qui, tel Hermès, porte à la connaissance des juges des arguments issus de décisions de justice étrangères. Il contribue à hybrider des systèmes par influences réciproques. Il est aussi le mieux placé pour mesurer leurs irréductibles différences comme la négociation d’un « accord pénal » (Fred Davis) habituelle à New York mais qui n’a guère de sens en droit français même si nous avons le plaider coupable. Il est le premier partenaire, y compris par la voie électronique, à coopérer avec un juge de plus en plus à l’écoute des parties. [3]
Ainsi, la tâche du juge semble herculéenne. De l’hétérogénéité doit surgir la cohérence. Du désordre des normes, il fait advenir le pluralisme ordonné. L’ouverture au monde doit faire le pari de l’universalisme. Tel est le sens de l’exorde au juge lancée par Serge Guinchard au terme de ce dossier : « N’ayez pas peur ! ». Il doit en effet naviguer dans un enchevêtrement de règles nationales et internationales issues soit de droit écrit, soit d’usages séculaires ou de précédents judiciaires. Quelle belle et lourde tâche en effet que d’être, au-delà de la diversité des cultures juridiques, « l’interprète du bien commun » (Magali Bouvier) et de faire vivre « le souci d’intégration au monde » (Antoine Garapon) ! Et Frédéric Gros a raison de comparer cette exigence de justice au moment où la philosophie s’est affranchie de la théologie et ses dogmes au nom de l’exigence de vérité.
Tel est bien l’enjeu de ce déplacement majeur : projeté dans le monde, loin de son Etat et de la loi, le juge est aux avants poste de la mondialisation. Il doit désormais faire l’effort de comprendre les situations qui lui sont soumise et chercher l’adhésion de tous, en démontrant qu’il a été « à l’écoute du monde ». Il puise en lui-même la force de faire autorité. Il diffuse entre les hommes un message de concorde d’une ampleur inédite. Il joue à chaque décision, sa propre légitimité démocratique dès lors, écrit Serge Guinchard, que la procédure devenue un « instrument de mesure de l’effectivité de la démocratie dans notre pays ».
Sommaire
Le juge à l’écoute du monde
Tribune « Le monde, un défi pour le juge français au XXIème siècle » (A.Garapon)
L’office du juge dans la mondialisation
Genèse d’un travail collectif (C.Arens)
Penser le droit global (H.Muir-Watt)
Redécouvrir l’office créateur du juge (B.Bernabé)
La mondialisation des sources du droit
Comment juger devant la diversité du monde ? (D.Salvary)
Une dynamique majeure : la garantie des droits et libertés » (N.Fricero)
L’influence croissante du droit de l’Union européenne » (R.Grass)
La mondialisation de la procédure
Une sphère d’intervention devenue internationale (S.Robin)
Les pouvoirs du juge dans le cours des procédures civile et pénale (L.Cadiet)
Entre New York et Paris : quelles stratégies pour les avocats ? (F.Davis)
La mondialisation des contentieux
L’horizon du bien commun dans un monde multiple (M.Bouvier)
La décision de justice face à des systèmes juridiques hétérogènes (C.Feral-Schuhl)
Conclusions
N’ayez pas peur ! (S.Guinchard)
L’exigence de justice ou la loi comme fondement (F.Gros)
Juger ailleurs, juger autrement
La justice brésilienne face au système inter-américain des droits de l’homme (K. Martin Chenu)
La justice dans le débat démocratique
L’ordre public et le référent islamique
(B.Dupret, N. Bernard-Maugiron)
La croisée des savoirs
Le magistrat et la diversité culturelle (A.Wyvekens)
Justice en situation
Le récit de l’instruction préparatoire (A.de Lamarzelle)
Lire, voir, entendre
« Mal faire, dire vrai, fonction de l’aveu en justice »de Michel Foucault, (F.Gros)
« Le ruban blanc » de Michal Haneke (D.Salas)
Parrainage balzacien (S.Travers De Faultrier)
___________________________________________________________
___________________________________________________________
JUGER PAR GROS
TEMPS
Les Cahiers de la Justice 2013/2
Edito
Vivre ensemble sur une même terre
Dans un livre récent qui retrace son parcours dans la magistrature, le juge Claude Hanoteau raconte son arrivée à Nouméa comme premier président en 1988 : tribunaux à l’abandon, racisme européen, délinquance exclusivement mélanésienne, le tout dans un climat insurrectionnel. [1] Il fallut du temps pour aller vers une solution qui respecte les communautés présentes de longue date sur cette ancienne colonie française du Pacifique Sud devenue un Territoire d’Outre-mer en 1946. La rencontre glaciale entre Claude Hanoteau et le dirigeant kanak Jean Marie Tjibaou (1936-1989) sera heureusement suivie d’autres beaucoup plus constructives.[2] Après les accords Matignon (1988), ceux de Nouméa (1998) évoqués dans ce livre, ont organisé le passage vers l’autonomie de la Nouvelle Calédonie. Malgré les déchirements entre communautés inhérents aux anciennes colonies de peuplement, les hommes de bonne volonté ont pu organiser la transition. De là est née l’idée de créer un Sénat coutumier, des sections détachées du tribunal de Nouméa dans les nouvelles provinces ainsi que des assesseurs représentatifs de la population calédonienne. Ainsi notre Constitution a-t-elle pu reconnaître, malgré le dogme de l’indivisibilité de la nation, à côté du peuple français, un « peuple kanak ».
A bien des égards, le texte de Régis Lafargue que les Cahiers de la justice publient dans ce numéro montre l’aboutissement de ce processus d’autonomie. Le droit étatique ayant accepté l’altérité d’une culture qui lui était initialement étrangère reconnaît désormais sa réalité. Ainsi, peut naître une justice, écrit Régis Lafargue, qui écoute ce que « l’autre société » veut lui dire. Citons parmi de nombreuses marques de reconnaissance, l’arrêt tout récent du tribunal de Koné (province du Nord) qui accepte comme mode de réparation non pas nos dommages intérêts habituels mais un geste symbolique, « la coutume de pardon », seul capable de réparer l’honneur blessé dans la communauté mélanésienne. Tant il est vrai que le rêve de ceux qui veulent penser la coexistence de deux communautés malgré l’héritage de la colonisation peut devenir un droit.
On songe à la volonté de Camus, en pleine guerre d’Algérie, d’inviter européens et algériens à cohabiter. Cet idéal voyait plus loin que la situation historique où il s’inscrivait. Par son appel à une trêve civile, il refusait de croire que cette guerre était devenue irrémédiable. Seul le degré de violence rendait improbable une négociation entre les deux peuples comme le montrent Sylvie Thénault et Albert Smadja dans ce dossier des Cahiers. Camus était sans doute en avance sur son temps ou plutôt hors de son temps. Mais les utopies d’hier peuvent devenir les réalités d’aujourd’hui. Il peut y avoir désormais, en Nouvelle Calédonie, aux termes de notre constitution (art. 75), un Etat et deux peuples. En cherchant le dialogue par-delà le conflit, en mettant les mots à la place de l’invective, en plaçant à égalité les communautés, la paix a pu advenir. Camus ne disait pas autre chose : il faut croire au vivre ensemble même quand la violence semble tout envahir. « Nous savons que cette guerre sera sans vainqueur réel et qu’après comme avant elle, il nous faudra encore et toujours vivre ensemble sur une même terre »[3]
Présentation du dossier
Dans notre histoire, la justice n’a cessé d’être un allié substantiel des régimes politiques du moment. Depuis les révoltes populaires au début du XIXème jusqu’au milieu du XXème siècle, l’Etat se défend au moyen d’une justice étatisée, fonctionnarisée, hiérarchisée (Jean Claude Farcy). Dans un corps voué au culte de la loi, il ne peut être question que de défendre l’ordre établi contre ses opposants. Au service de cet objectif, tantôt la justice reste professionnelle, tantôt elle est entièrement militarisée, tantôt elle est mixte, mais dans tous les cas, cette « tradition ordinaire de l’extraordinaire » perdure (Alain Bancaud). Le Conseil d’Etat n’échappe pas à cette règle lui qui pratiqua longtemps, lors des circonstances exceptionnelles, un faible contrôle sur les actes du pouvoir exécutif (Jean Massot). Rien n’exprime mieux ce rôle secondaire que l’usage constant des lois d’amnistie à l’encontre de décisions de justice jugées inopportunes politiquement comme le montre l’affaire d’Oradour-sur-Glane (Denis Salas).
La période de la guerre d’Algérie confirme ce schéma. On y observe la combinaison des justices militaires et civiles au service d’une mission de répression des « rebelles ». Ceux qui résistèrent à cette logique dans le cadre de leurs fonctions comme Jean Reliquet (procureur général d’Alger de 1956 à 1958) sont rares (Sylvie Thénault). Les avocats des « indépendantistes » plaident au péril de leur liberté, voire de leur vie, sans éviter les condamnations à mort comme le montre le procès de Fernand Iveton (Albert Smadja). Dans cette période de notre histoire, comme dans d’autres, l’amnistie a finalement couvert les exactions des deux côtés.
Le corps judiciaire, est-il immuablement fixé dans ce rôle ? A-t-il évolué dans les années récentes ? La situation italienne que ce dossier prend comme exemple, fait apparaître depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, au contraire, une magistrature qui assume pleinement un rôle d’acteur collectif. Dès lors qu’elle s’oppose aux pouvoirs élus corrompus par le crime organisé, elle est en mesure de jouer les premiers plans. C’est ainsi qu’elle contribue à « l’écriture de l’histoire » de la démocratie (Jean Louis Briquet) tout en payant un lourd tribut dans sa lutte contre un adversaire protéiforme et violent (Alberto Perducca). La magistrature française, depuis les années 1990, semble vivre une évolution comparable dans sa lutte contre la corruption. Une forme de séparation des pouvoirs, inédite dans notre histoire, a pu ainsi apparaître. A cette occasion, une inspiration libérale s’est mise à circuler dans les institutions de la Vème République taillées à l’origine pour un exécutif fort. Ainsi, la justice passe d’un rôle classique d’allié du pouvoir à celui, nouveau pour elle, de contrôle de ses défaillances. Reste que par « gros temps », il n’est pas dit que les ressorts mobilisés dans le passé ne s’imposent pas à nouveau.
Sommaire
Tribune
Le serment de fidélité au maréchal Pétain, péché originel des juges ? (J-P Jean)
Juger par gros temps
Les magistrats dans les tourmentes politiques et sociales au XIXème siècle (J-C. Farcy
Le Conseil d’Etat et les circonstances exceptionnelles (J.Massot)
Les crises et l’exception judiciaire. Des débuts de l’IIIème République à la cour de sûreté de l’Etat (A. Bancaud)
Voyage à Oradour -sur- Glane (D.Salas)
Justice et droit d’exception en guerre d’Algérie (S.Thénault)
Le procès Iveton. Tribunal militaire d’Alger, 1957 (A. Smadja)
La magistrature italienne face à la mafia (A. Perduca)
L’affaire Andreotti (1992-2004). Justice et politique dans la première République italienne (J-L.Briquet)
Juger ailleurs
L’histoire kanak et la Nouvelle Calédonie (R. Lafargues)
La justice dans le débat démocratique
Qu’est-ce que « la bonne moralité » du magistrat ? (L. Belfanti, JC Billier)
La croisée de savoirs
L’autorité du juge et la recherche de l’adhésion (B.Bernabé et A. Bruel)
Justice en situation
Bilan de la réforme de la garde à vue (J-L.Rivoire)
Lire voir entendre
« Et ce sera justice » de Roger Errera (par J-P. Jean)
Le bilan de la Cour pénale internationale PI (par P.de Gouville)
De l’acte de justice à travers ses effets (par S.Travers De Faultrier).
[1] Claude Hanoteau, Dans les pas d’un juge, NSA Bastille, 2012.
[2] « Comment croire en votre justice… Dois-je vous rappeler que j’ai vu ma mère en train de travailler sur la voirie parce que avec quelques camarades de misère elle avait quitté sa terre n’ayant pu payer l’impôt de capitation » Ibid, p. 213
[3] Albert Camus, « Lettre à un militant algérien », 1er octobre 1955 (publié dans Chroniques algériennes)
___________________________________________________________
___________________________________________________________
A L'ECOUTE DES
JUSTICIABLES
Les Cahiers de la Justice 2013/1
Edito
La légitimité de proximité
Dans nos démocraties plus participatives, le peuple ne se borne plus à désigner ses représentants à chaque consultation électorale. Les citoyens aspirent à être associés aux décisions, à être consultés, à contrôler les comportements des gouvernants. Cette nouvelle légitimité démocratique que Pierre Rosanvallon appelle « légitimité de proximité » [1] prend le relais de l’onction populaire comme principe fondateur de la démocratie. Elle n’est pas exclusivement liée à la source du pouvoir (le peuple des urnes) mais à son exercice et à son contrôle. Au lieu de s’inscrire dans le seul registre de la représentation comme cela fut le cas durant deux siècles, la démocratie s’ouvre à la société. Les modalités de son expression se diversifient et diffusent un idéal de proximité c'est-à-dire de « reconnaissance de toutes les singularités ». Cette exigence nouvelle impose aux pouvoirs élus de se confronter en permanence aux attentes dont ils sont l’objet à travers des épreuves de discussion et de validation de leurs projets.
L’autorité judiciaire est confrontée au même défi. Chargée de mettre en œuvre la loi votée par les représentants du peuple, elle ne peut échapper à cette dynamique démocratique nouvelle. Elle dont on se demande sans cesse quelle est sa légitimité en démocratie pourrait bien trouver dans cette nouvelle exigence des citoyens une justification inattendue. Voici qu’elle est invitée à rendre compte de son activité, à réparer ses dysfonctionnements, à s’inscrire dans un espace public plus large. On retrouve ce souci d’ouverture dans l’attention aux usagers de la justice et aux plaintes des justiciables qui fait l’objet de ce dossier des Cahiers. Mais, au delà, d’autres réformes s’y rapportent comme la loi du 10 août 2011 relative aux citoyens assesseurs dans les tribunaux correctionnels, l’exigence de motivation des verdicts des cours d’assises ou encore la toute récente conférence de consensus sur la récidive qu’évoquent les articles ci-dessous sur la dangerosité.
Dans tous les cas, la participation active du public devient un mode de gouvernance des tribunaux. Les citoyens inscrivent leur relation avec l’institution judiciaire dans un processus permanent de participation et d’expression. C’est en exigeant des informations, en contraignant les tribunaux à s’expliquer, bref en faisant jouer au public le rôle actif que nous faisons entrer notre justice de plein pied dans le nouvel âge démocratique.
Présentation du dossier
L’idée de contrôle est génétiquement inscrite dans tout système juridictionnel Il suffit de penser à la présence des avocats, au double degré de juridiction et au rôle des cours suprêmes. L’évaluation, voire la sanction, fait aussi partie du statut de toute magistrature de carrière placée sous la double tutelle du ministère de la Justice et du Conseil supérieur de la magistrature. Mais, depuis quelques années, un nouveau type d’évaluation des tribunaux naît d’un double déplacement : 1) ce n’est plus d’en haut que le contrôle opère mais de l’extérieur, du point de vue des utilisateurs du système ; 2) c’est moins le destinataire de la décision de justice (le justiciable) qui en est le pivot que l’usager d’un service public.
C’est à ces nouveaux modes d’évaluation que les Cahiers de la Justice consacrent ce numéro introduit par Jean Paul Jean, membre de la Commission européenne pour l’efficacité de la justice (CEPEJ). Grâce aux instruments d’analyse de cette commission, des expériences d’enquête de satisfaction des usagers ont lieu dans tous les pays européens (Hélène Jorry et François Paychère) y compris en France (N. Jacquet). Cette démarche qui consiste à se mettre à l’écoute du public est de nature à nouer un lien de confiance entre les citoyens et leur justice. Toute politique publique conçue dans la généralité et imposée uniformément d’en haut manquerait son objet. Pour favoriser les expériences locales, elle doit se borner à fournir un cadre conceptuel qui sera adapté aux situations locales. La critique des usagers varie en effet selon les problèmes posés et induit des réponses forcément particulières : l’accueil des victimes (à Angoulême, par exemple), la lisibilité des informations (à Genève) ou encore la ponctualité des audiences (dans les tribunaux italiens). C’est toujours au bout du compte, un projet de service qui sera créé, ou s’il existe, amélioré le plus souvent par les acteurs de terrain eux-mêmes.
L’autre volet de cette évaluation par le public est le traitement des plaintes des justiciables. Cette fois c’est le comportement des magistrats qui peut être mis en cause depuis la réforme constitutionnelle de 2008 dont Christophe Ricour dresse un premier bilan pour Les Cahiers. Mais à l’inverse de la démarche préventive de la CEPEJ, il s’agit ici d’une action disciplinaire qui sanctionne a posteriori des fautes individuelles par une Autorité de déontologie comme le suggérait le rapport Sauvé. Nous n’avons en effet pas adopté une démarche visant à améliorer l’éthique des magistrats qui serait comparable aux enquêtes de satisfaction qui visent à parfaire l’organisation du service de la justice. [2]
Comment comprendre ce tel déplacement vers la notion d’usager ? Jean Danet propose, pour conclure ce dossier, une hypothèse : c’est, selon lui, la déritualisation de la justice pénale sous l’effet d’un éclatement de la scène judiciaire qui nous fait passer de la catégorie de « prévenu » à celle d’ « usager ». On juge désormais en fonction des choix de procédure souvent contractualisés avec des sujets de droit désireux de se faire entendre, d’être conseillé par un avocat et susceptibles de formuler des plaintes. Loin de menacer le rituel judiciaire, ces nouvelles formes justice pourraient bien le préserver en lui confiant les affaires les plus graves.
Sommaire
Le citoyen au juge : « Si je t’aime, prends garde à toi » ( J-L. Gillet)
A l’écoute du justiciable
Du justiciable à l’usager de la justice (Jean-Paul Jean)
Les enquêtes de satisfaction auprès des usagers des tribunaux
(Helène Jorry)
Une enquête de satisfaction ; L’expérience du Tribunal de grande instance d’Angoulême (Nicolas Jacquet)
Les enquêtes de satisfaction conduites dans les cantons de Genève et de Berne (François Paychère)
Le traitement des plaintes par le Conseil supérieur de la magistrature (Christophe Ricour)
Portrait de prévenus en usagers du système pénal
(Jean Danet)
Juger ailleurs
Contribution à l’histoire de la postulation (Julien Lapointe)
La croisée des savoirs
Dé fis et dénis autour de l’évaluation de la dangerosité (Anne Winter et al).
Entre soin et peine : une comparaison Belgique/France (M. Bessin et al.)
La justice dans le débat démocratique
La justice pénale internationale at-elle un effet pacificateur ? (J-B Jeangène Vilmer)
Justice en situation
La conciliation, la mal aimée des juges ? (J. Poumarède)
Lire/voir/entendre
« Bête noire » d’Eric Dupont-Moretti (J - L Rivoyre)
« César doit mourir » (film des frères Taviani) (D. Salas)
Gouvernementalité et libération conditionnelle (N D’Hervé)
[1] Pierre Rosanvallon, La légitimité démocratique, Impartialité, réflexivité, proximité, Seuil, 2008, p. 267 et ss.
[2] Pour une nouvelle déontologie de la vie publique, Rapport de la commission de réflexion pour la prévention des conflits d’intérêt présidée par Jean Marc Sauvé, La Documentation française, 2011.