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La déposition, documentaire de Claudia Marschal, 2024
Le film s’enracine dans la culpabilité torturante d’un père qui n’a pas pris au sérieux l’agression sexuelle de son fils Emmanuel par un prêtre alors qu’il avait 13 ans. Tout commence par la lecture à haute voix de la lettre que le prêtre envoie à Emmanuel. Lettre brève où après avoir évoqué la rencontre avec son père, il invite venir « parler » avec lui de ces « moments d’affection » qu’ils ont eu en ensemble. Cette lettre suffit à réveiller le traumatisme enfoui de longues années chez cet homme… Ce qui le porte à revisiter sa vie entière sous ce prisme. C’est ainsi que plus de 30 ans après –à l’âge de 39 ans- il finit par entreprendre une démarche d’élucidation de cet évènement traumatique.
Le film se concentre sur l’interrogation du fils à l’égard du père. Comment as-tu ou ne pas me croire, moi ton fils, quand à cette époque je t’en avais parlé ? Comptais-je si peu pour toi ? N’est-ce pas précisément en ces moments-là qu’on requiert de ses parents une protection ? A cet instant, tu as failli… Ici, la levée du déni est palpable : c’est le poids dans cette famille catholique d’un tabou sur la sexualité ajouté à l’onction sacrale du prêtre insoupçonnable qu’il faut lever. La famille enterre le secret sous les pieuses injonctions du père. Emmanuel rappelle qu’il en a parlé dans sa famille mais nul ne l’a pris au sérieux d'autant que le père avait clos la question. Comment croire pour ces catholiques pratiquants (le fils est enfant de chœur) qu’un homme de Dieu aimé de tous puisse faire « cela » ? Toute une vie d’homme se déroule à l’ombre de ce lourd secret qu’il veut effacer dans l'agitation d'une vie : départ en Angleterre, homosexualité, solitude, conversion à une Eglise évangélique…
La relation duelle père/fils ressemble à une culpabilité que les deux se renvoient en miroir (le fils qui se reproche d’avoir cédé à ce prêtre reproche au père de d’avoir ignoré sa parole, voir l'image ci dessus). Comment sortir de ce cercle de culpabilité et de ses répétitions infernales ? Le fils fait appel aux institutions et d’abord l’archevêque qui le reçoit longuement, l’incite à déposer plainte…mais laisse en place le prêtre (n’est-ce pas son vicaire) malgré la révélation des faits.
Audition capitale et fil rouge du film, un adjudant reçoit la plainte à la gendarmerie. Le son est enregistré clandestinement par le plaignant mais son usage est autorisé par le procureur de Mulhouse. Pour la première fois, on entend Emmanuel mettre les mots du droit sur ces souvenirs (agression sexuelle plus que viol) ce qui brise le tabou qui enveloppe ce moment de sa vie. Plus encore, les anciens faits sont remis en lumière en détail par la maïeutique de l’enquêteur. L’énergie narrative de la plainte le conduit peu à eu à se rapprocher d'un acte impensable en dehors des mots du droit. L’enquêteur l’aide : décrivez-moi les lieux ? Les meubles ? Comment étiez-vous habillé ? Quelle était la position du prêtre devant vous ? Y a-t-il eu masturbation (c’est lui seul qui prononce ce mot) ? Y a-t-il eu viol (mot qui est refusé par Emmanuel). C’est comme une photographie qui devient de plus en plus précise au fur et à mesure que le récit avance au rythme des frappes sur l’ordinateur. Trente ans après la matérialité d’un acte enfoui dans sa mémoire resurgit par bribes. Au final, la plainte est nominative mais classée comme prescrite.
Mais est-ce ce l’essentiel ? Ici le chemin suivi compte plus que la fin. Le père et le fils sont comme libéré d’un fardeau qu’ils ne portent plus. Il a été officiellement « déposé » (titre du documentaire) dans les institutions. Ils peuvent regarder ensemble le prêtre désormais publiquement dénoncé même s'il continue imperturbablement son office. Hors du huis clos familial, la plainte est entrée dans l’espace public. Ils ont ensemble placé entre les mains de la justice leur fardeau. Le moment clé de cette audition officielle stoppe la culpabilité dévorante. Plus encore : du fait de leur dénonciation, la commune entière connaitra leur démarche. Pourra-t-il maintenir la confiance des paroissiens envers ce prêtre après cela ? A défaut de sanction pénale ou ecclésiale, la réprobation sociale enclenchée par eux fait figure de sanction (même si le nom du prêtre n’est pas mentionné dans le film).
Au fond, l’un et l’autre ont fait un travail libérateur : une rencontre a eu lieu entre le père ayant lancé le fils sur un chemin de vérité et le fils ayant à son tour fait avancer son père de son côté. Ils ont fait ce travail ensemble et ensemble ils ont franchi l’épaisseur du déni qui avait enfoui dans le silence ce passé maudit. Au total, le réalisateur saisit pleinement la dimension performative de l’acte de l’audition : les faits sont prescrits 30 ans après (surtout s’agissant d’une agression sexuelles : 6 ans) mais ils sont pour la première fois sortis du non-dit intra familial, nommés comme tels et donc socialement si ce n’est juridiquement condamnables.