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       Denis SALAS,

 

Magistrat, Directeur scientifique de la revue Les Cahiers de la Justice (ENM/Dalloz)

Président de l'Association Française pour l'Histoire de la Justice (A.F.H.J)

 

 Le procès du siècle (Denial), film de Mick Jacskson, 2016       

 

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Sources à l’appui, l'historien David Irving nie les chambres à gaz, accuse les universitaires (dont il n’est pas) de parti pris surtout quand ils sont juifs et d’ignorer la vérité historique. Autour de lui un public l’écoute. Il obtient des succès d’estrade, monte des opérations médiatiques, fascine les étudiants par ses provocations, entretient la curiosité de la presse. Alors pourquoi ne pas aller jusqu’au bout ? Pourquoi ne pas assigner en diffamation les livres comme celui de l’historienne juive Deborah Lipstadt sur le négationnisme ? Son rêve serait de mettre la loi de son côté : jouer la loi contre l'histoire, ce serait le « coup » parfait, le coup gagnant. Un succès devant les tribunaux serait la consécration suprême de ses thèses, sa revanche sur les historiens universitaires, une manière de leur clouer le bec une fois pour toutes. D’autant que la loi lui ouvre des perspectives alléchantes : sa liberté d’expression est protégée par la constitution  et son adversaire doit faire la preuve de la validité de ses thèses (en droit anglais du moins). 

 

On assiste alors à une rencontre inattendue entre le monde du droit et celui de l'histoire. Un procès en common law n’est ni un séminaire d’historiens, ni une séance thérapeutique. C’est un débat introduit par une plainte en diffamation et rigoureusement réglé sur le mode accusatoire (les deux parties produisent des preuves devant un juge arbitre). Les maîtres du prétoire entrent en scène, tracent le périmètre de l’arène, fourbissent leurs armes. Là, eux seuls définissent les règles. La division du travail entre avocats est une force : l’un plaide, l’autre travaille le dossier. Cette legal team (comprenant les meilleurs historiens de la période) est face à Irving. Elle opte pour un procès sans jury mais avec un juge unique. Elle interdit (comme le droit le leur permet) à Deborah de témoigner et donc de défendre ses travaux devant la cour. A dessein, les contre interrogatoires placeront Irving (qui se défend seul) sous un feu de questions. Telle est la stratégie gagnante : inverser le sens du procès, faire d’un accusateur un accusé et protéger ainsi la cliente.

 

Le procès de la Hight court de Londres est très suivi. Toute la presse est là (la force du film est de rendre palpable cette atmosphère bruissante). La stratégie de défense met en scène la fausseté des thèses de Irving : sont projetées sur écran les citations de ses ouvrages que commente un historien pour les dénoncer (falsification d'une citation du journal de Himmler qui demanderait l’arrêt de la déportation des juifs). On mesure le degré de préparation de la défense : l’équipe semble avoir travaillé l’immense journal intime de Irving pour en extraire des citations précises qui attestent son antisémitisme. Quand la citation datée et signée tombe, quand  elle s’affiche en grands caractères sur écran, détachée, ciselée, traduite, commentée devant la cour, son statut change : c’est une preuve. Plus encore : une preuve froide. Une démonstration aussi nette qu'un cliché photographique. C’est cela qui convient à la défense. Rien ne doit entraver sa marche : ni l’émotion de l’historienne juive, ni celle des témoins qui supplient qu’on entende leur voix dans les couloirs du palais de justice. Les preuves sont des armes cachées qu’il faut aller chercher, déterrer, affûter. A ce temps long s’oppose le moment de leur surgissement sous la lumière vive d’un écran. C’est un glaive acéré qui sidère le faussaire plus qu’il ne le frappe. 

       

La visite du camp de Birkenau à la demande des avocats est au centre du film.  Brume, humidité, gouttes de pluies sur les barbelés. Image glaçante du camp. Ce n’est pas un pèlerinage sur un haut lieu de l’holocauste. C’est une enquête sur une scène de crime. Deborah ne comprend pas que l’avocat marche sans cesse, calcule des distances et chronomètre ses trajets. Est-il insensible aux lieux, au kaddish murmuré par les visiteurs ? N’entend-il pas les explications précises des historiens : là les escaliers, là les douches, là des chambres à gaz, là les ouvertures où on passait le zyklon… C'est que son esprit est dans sa défense. David Irving estime en effet que les historiens n’ont pu démontrer le nombre exact d’orifices sur le toit des chambres à gaz ; s’ils font erreur sur ce point, comment les croire sur le reste ? Irving attaque sur un détail pour semer le  doute sur l’ensemble de la production historienne. Il estime que ces blocs sont des caves qui servent de bunker pour les SS en cas de bombardement. Si l’avocat  a si longtemps mesuré des trajets, c’est pour démontrer que la distance entre les casernes et les bunkers était bien trop grande pour servir à cet usage. En réalité il prépare méthodiquement les preuves : la vérité en dépend. Cela Déborah le découvrira bien plus tard.

 

Ce film tombe à pic au moment où le discours de l’extrême droite dans notre pays prend une place démesurée dans cette campagne électorale. Le refus de la candidate du Front national d'accepter la responsabilité de la France dans la déportation de juifs n’en est qu’un aspect. On retrouve dans tout son discours le thème de l’anti-France qui menace la pureté d’une nation. Oublié le discours de Jacques Chirac sur la responsabilité de l’Etat dans la déportation des juifs (1995), le procès Papon en cour d’assises de la Gironde (1997) et l’arrêt solennel du conseil d’Etat (2002) !... Le travail de mémoire n’a décidément pas de fin. Remercions aux auteurs de ce film probe et rigoureux de le rappeler.                                        s

 

 

 

                                                                                             Jackie,  

film de Pablo Larrain, 2016 

 

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On croyait avoir tout vu et tout su  de l’assassinat de JFK. Dallas en panique autour de la voiture, le président affaissé sur son siège, le tueur au profil de petite frappe, les théories du complot… Ici rien de tel. L’attentat est vu à travers le portrait d’une endeuillée, sa femme Jackie. Du crime le plus célèbre du siècle dernier, on voit son envers : le regard d’une femme choquée mais qui assume son rôle d’architecte du rituel de l’adieu qui lui incombe. On revoit les images de l’attentat avec ses yeux. On mesure l'impact des deux balles. Scène connue : dans la panique du moment, elle va en tailleur rose chercher des morceaux de chair sur le capot de la voiture. Rien de rationnel dans ce geste de survie pour autrui. Que symbolise le tailleur rose ? Une force de vie qui s’oppose à l’ensauvagement. Une réalité qui se déchire comme un voile. L’être humain redevient nu, instinctif, dominé. Balayé par la peur et l’angoisse comme au premier jour. Le coup porté (le bruit de la balle lui claque dans l’oreille) reste visible longtemps sur son tailleur rose taché de sang (cf. image ci-dessus), son visage marqué par la douleur, le sang encore le sang collé dans ses cheveux, ses ongles, sa peau…  

 

Le film de Larrain ne lâche pas son icône. Jackie a des questions sur la balle et l’auteur (ce « petit communiste ») mais ce n’est pas l’essentiel. C’est une victime résiliente. Il lui faut dans les jours qui suivent organiser des funérailles dignes d’un président des Etats-Unis assassiné. Il lui faudra construire un adieu conforme à son rang. Elle saura se battre pour imposer son récit contre celui de la sécurité. Elle saura porter son chagrin, imaginer des funérailles digne d’un héritier d'Abraham Lincoln. Elle se mettra à la hauteur de l'évènement : paraître lors de l’arrivé du cercueil devant le Capitole avec ses deux enfants (vêtus en bleu ciel, couleur d’innocence), choisir résolument le lieu où il sera enterré, exiger une marche funèbre en voile noir entre la Maison Blanche et la cathédrale Saint Matthieu (avec un cheval non monté signe du chef mort au combat), faire enterrer le corps de son mari au cimetière militaire d’Arlington aux côtés de leurs deux enfants morts… Pour elle et ses enfants, elle impose un rituel qui lui permet de lui dire adieu correspondant à son statut de first lady.

 

Cette énergie mise à construire ces funérailles n’est pas conçue par souci de gloire ou pour rejoindre le mythe. C’est plutôt une séquence narrative d’adieu capable par sa charge symbolique de répondre à l’acte criminel. Mieux : d'effacer par sa hauteur symbolique sa cause criminelle dans la mémoire collective. Le précédent des funérailles de Lincoln sert de référence. Sans doute l’acte ne sera ni annulé, ni effacé. Il sera toujours là dans les images et nos mémoires. Mais les funérailles sont présentées devant l’histoire comme un moment fort, glorieux, symbolique. Leur force ici vient du fait que l’adieu ne sera pas purement protocolaire mais habité par le deuil d’une femme. Ce qui compte pour Jackie est d’écrire un geste de clôture face à l’attentat. Un geste qui réponde au grand récit interrompu qu’ils auraient voulu écrire ensemble.  

 

Pour le reste, ce film conçu comme une variation de 1h40 autour d'une star est assez statique et pauvre émotionnellement. Il ne suscite guère notre empathie (écrasée, du reste, par un orchestre à cordes acoustiquement pénible), magnétisé par une Nathalie Portman kaléidoscopique, très appliquée à être Jackie et sans la moindre vibration intérieure malgré mille plans rapprochés. Le tout est orchestré par un metteur en scène Pablo Larrain trop occupé à jongler avec ses lignes narratives. Bref, un film plus performant qu’émouvant et qui nous laisse avec une question angoissante : la star, personnage axial du film, aura-t-elle l’Oscar à Hollywood ? Dommage car le sujet fait époque et il résonne avec le monde postérieur au 9/11. Neruda (cf. ci dessous) avait plus de souffle et d’ambition. 

 

Neruda, film chilien de Pablo Larrain, 2016

 

 

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Le Chili après 1945. La guerre froide approche. Communisme et anticommunisme entrent en scène. A peine élu en 1948 avec l’appui des communistes, le géneral Videla se livre à la passion triste des dictateurs : faire la chasse à ses alliés d’hier. Pablo Neruda, poète et sénateur, qui a pourtant contribué à le faire élire le conspue en public. Videla veut le faire taire. Neruda rend coups pour coups (quiero castigo ! répète-il tandis que les ouvriers galvanisés reprennent en cœur l'injonction sur les chantiers). On songe aux Châtiments d'un Victor Hugo proscrit par Napoléon III (lui aussi élu démocratiquement avant de violer la constitution) … On aurait pu assister alors au scénario d’une chasse à l'homme de Santiago à Valparaiso.   

 

Toute autre est la lutte qui s'engage. Neruda au cours de sa fuite attire le policier chargé de sa capture dans ses filets. Il dispense des messages à son « frère policier » qu’il laisse venir vers lui sans haine. « Je veux te sentir prés de moi » lui dit-il. Ce jeu du chat et de la souris est aussi un jeu amoureux (« je le suis, tu me fuis, je te fuis tu me suis ») qui peu à peu introduit une tension insupportable chez le chasseur. Dépouillé de son rôle face à un adversaire qui le ne hait pas, il est désemparé. La bataille se joue entre le poète exilé et le policier décentré. C’est un remake du combat de Valjean avec Javert. Comme Javert, le policier sera peu à peu envoûté par la grandeur du fugitif. La colonne de certitude qui le portait deviendra une vrille qui l’emporte.

      

Videla de son côté ne cherche pas à assassiner Neruda ce qui ferait de lui un martyr. Il veut humilier le poète, le discréditer, faire témoigner son ex-femme de sa bigamie par exemple, bref détruire sa légende, frapper la source de son magnétisme. Il ne sert à rien de l’incarcérer, répète Videla à ses sbires, il faut le détruire dans l’imaginaire du peuple chilien en placardant dans la ville des affiches « Neruda traidor». Tel est le message : étouffer la légende.  A cela, Neruda oppose sa puissance sur l'âme chilienne  : c’est la scène extraordinaire où un transsexuel exalté  raconte au policier médusé comment le poète lui a fait l’honneur de murmurer pour lui seul un poème. De ce royaume invincible, Neruda lance ses flèches de papiers. Il envoie des lettres et des poèmes partout dans le monde, à son ami Picasso. L’enjeu est bien d’écrire - et d'écrire seul - le récit de son combat  en gagnant les faveurs d'un vaste public tout en circonvenant l’âme du policier, son semblable, son frère.

 

Neruda façonne le policier comme il aimerait qu’il soit : tragiquement déchiré entre un mandat qu’il tient de son père (et de ses chefs) et une admiration secrète pour celui qui le reconnaît comme son semblable. Il enveloppe le projet du policier d’un voile imaginaire. Il l'obscurcit, le dévitalise, le liquéfie. A chaque étape de sa traque, celui-ci est un peu plus écrasé par une légende qui habite l’âme du peuple. La femme du poète est sa messagère quand elle raconte au policier troublé leur histoire amour. Le poète est-il donc invincible ? Comment un policier - cette horloge infractionnelle disait Hugo - pourrait-il comprendre une pareille énigme ?  Sera-t-il réduit à être un personnage secondaire dans cette histoire, lui qui aspire à une haute carrière ? On voit le policier lire lui-même des textes, des messages, des romans du poète. Chasseur de plus en plus envoûté, il poursuit sa proie à perdre haleine jusque dans les hauts plateaux de la cordillère des Andes. Il pense à son père qui a servi son maître jusqu’au bout mais avec « le visage sale ». Il crie dans le désert neigeux : « Pablo ! Pablo ! » avant d’être enveloppé dans l’épais silence de la montagne comme dans un linceul. Ce n’est ni toi, ni Videla qui écrira mon histoire lui murmure Neruda qui boucle tendrement son fil narratif. Le poète a gagné avec ses armes son combat contre la dictature. Dans ce récit, le policier n’est qu’un personnage secondaire, un astre égaré. La mort du petit policier sonne la victoire du poète magnanime : il sera enterré par les partisans avec un infini respect pour son humanité.