Voir du pays, film de D et M Coulin (2015)
L’avion du retour. Soldats au repos après la bataille. Corps assis, massifs, tassés. Et puis sur les visages un peu plus distincts, l’impression de masse se dissipe. La fragilité apparaît. Un homme tient en tremblant une boite de valium dans la main. Voilà ce qui reste de la guerre. Ni la victoire, ni les honneurs mais le face à face avec la mort violente dont on ne peut se déprendre. Moins la sienne, du reste que celle de son camarade. Celui avec qui on plaisantait, avec qui on partageait sa chambre, les courses avec vingt kilos sur le dos, les parties de PlayStation. Pour comprendre l’ampleur du choc, nous suivons pas à pas deux soldates (Aurore et Marine) de cette compagnie qui doit passer par un « sas de décompression » de trois jours à Chypre.
Les séances de débriefing collectif sont au programme. L’exercice impose de parler devant le groupe du moment le plus difficile en zone de combat. Munis de casques à lunettes, on projette en réalité virtuelle la zone choisie que ses camarades voient sur écran. Aurore se porte volontaire. La scène apparaît sur l'écran. Le blindé roule sur la piste enneigée. La route étant impraticable, elle marche derrière le démineur. Attaque. Tirs au fusil-mitrailleur. La neige saute autour d’eux. Devant elle, l’homme tombe. Un autre saute sur une mine qui lui arrache un pied. Elle est touchée mais se met à l’abri dans un trou. Feu, brûlure, panique. Les snipers sont à quelques mètres. Pluie de neige en éclats de métal. Le pied arraché de son camarade retombe devant elle comme une pièce de boucherie. Elle se voit mourir dans son sang putride pendant des heures. Pourquoi la compagnie l’a abandonnée là, brûlée vive, moitié morte, enterrée dans son trou ?
Que s’est-il passé ? C’est le gradé accroc au valium qui décide de parler. Il s’empare des lunettes. Lui, il était dans un blindé derrière les soldats à pied. Il revoit la route enneigée à perte de vue. Les soldats (avec le démineur) avancent lentement. Feu. Riposte. Feu encore. Les camarades tombent sous leurs yeux. Et eux qu’on-t-il fait ? Ils ont reçu l’ordre du lieutenant de se replier. Englués dans leur lâcheté, ils ont laissé les copains crever sur place. Ils ont obéi à un ordre illégitime, trahi leurs camarades.
Le lourd silence est déchiré. La défaillance de l’autorité devient visible. On comprend l’ampleur de la lésion qui a brisé le groupe. La confiance en lui-même est brisée mais la crédibilité du commandement aussi. Cette vie commune, à quoi sert-elle ? Un ordre précipité a rompu sa belle solidarité. La densité des liens qui unit la compagnie s’est volatilisée en une seconde. Comment accepter que dans cette cordée où tous se tiennent, on lâche les copains en difficulté, qu’on les abandonne baignant dans leur sang ? Comment se revoir après et continuer à vivre ensemble comme si de rien n’était ?
Une fois apparue la scène originelle, la finalité de cette anamnèse collective apparaît. Non pas soigner le stress individuel mais purger la mémoire traumatique du groupe. Trop de non-dits, de silences, de dénis l’ont brisée. La rhétorique de la victoire ou de la défense de la démocratie ne suffit plus. Il faut extraire le poison qui a envahi le corps du groupe. Les témoignages successifs permettent de se rapprocher de ce noyau radioactif qui l’empoisonne. Freud avait donné un nom à cela : l’abréaction. Autrement dit, ce moment dans la psychothérapie où le sujet se libère d’un souvenir traumatique ce qui lui permet de ne pas devenir pathogène.
Mais ici il y a plus. L’exercice implique de s’emparer de l’espace de la contestation de l’autorité. Transgression qui n’est pas aisée dans une institution de commandement. La peur est grande de « perdre la face » devant les copains ou de « flinguer » sa carrière. Il faut s’arracher au non dit, atteindre la scène interdite de la remémoration, restaurer l’alliance brisée de la camaraderie et du commandement. A quoi sert la fraternité des armes si à la moindre épreuve elle vole en éclat ? Que vaudra demain l’ordre d’une hiérarchie aussi discréditée ? Ici, du moins, les hommes osent dire leur colère contre les chefs et la sourde révolte trouve ainsi à s’exprimer. Le travail de remémoration orchestré par le groupe permet à l’armée de ne pas se déliter. L’autorité n’est plus incontestable mais chacun reste à sa place. Fait significatif, seul le psychologue a le pouvoir de signaler la fin de la séance. Le rideau tombe sur thérapie de groupe. La vie de caserne reprend droits. Le corps militaire retrouve un peu son intégrité perdue. C’est peut-être cela ce qu’on appelle finir une guerre.
Law and order en Inde. A propos de Court, film indien de C. Tamhane, 2014
La salle d’audience. Longuement la caméra s’y arrête. Le public est là. Chaleur étouffante. Le juge attend derrière un vaste bureau de bois. Les avocats s’avancent devant leurs pupitres. Un vieux chanteur à barbe blanche comparaît. Ecce homo. Voilà l’homme qui a défié la terre entière de ses imprécations subversives. Arrêté en plein spectacle sous prétexte d’avoir provoqué le suicide d’un éboueur, il comparaît. Procès « politique », sans doute, arbitraire aussi. Ordinaire et banal, il se déroule devant un peuple passif et des officiants besogneux. Sans vrai témoin, sans preuve, sans expertises. La machine serre sa griffe sur la proie. Il faudra du temps et bien des efforts pour en desserrer l'étreinte. L’homme résigné fera des mois de prison, tombera malade dans la plus grand indifférence jusqu’à ce qu’il soit libéré sous caution. L’essentiel du film est l’instruction de son procès en audience publique selon les règles du fair trial. Bref, une version indienne de Dixième Chambre de Raymond Depardon.
Sauf que dans ce film, vie privée et vie professionnelle se mêlent. On y plaide et on y juge mais on y boit, on y mange beaucoup, on fait la fête en famille, on regarde la télévision en buvant d’un thé, on se dispute et on se réconcilie sans fin. L’avocat se bat avec respect pour la cour mais on le voit aussi en conflit avec ses parents ou échouer dans un bar, la nuit. Il est généreux, sobre d’émotions, loyal. La procureure soucieuse d’appliquer les textes - moins de fournir des preuves - elle aussi est filmée dans sa vie familiale, faisant la cuisine, plaisantant avec ses collègues… Le juge ne rétablit aucun équilibre. Il n’entre pas dans le débat. Il n’interroge pas l’absurdité de cette provocation au suicide. Il laisse faire. Il compte silencieusement les points. A la fin, séquence interminable, il sera filmé dans sa vie intime, chantant lors d’une fête, se chamaillant avec ses enfants, dispensant des conseils de chef de famille, faisant la sieste… Chacun est à sa place d’homme ou de femme dans la société. Tous sont dans la vie sociale mais aucun n’est dans un collectif. Mieux : saisis dans leur sphère privée, ils se projettent d’autant mieux comme rouage d'une machine. Peuvent-ils être autre chose que des agents d’une société éprise d’ordre ? Aucune interrogation, aucun doute, aucune distance critique sur le rôle qui leur est assigné. Law and order.
La procureure requiert, le juge punit, mais nous n’avons aucune raison de leur en vouloir
tant ils sont évidents dans leur rôle. Les décisions prises sur le siège, tombent vite comme un couperet sur un homme sans révolte. Ils nous offrent le spectacle d’un bras armé de la
loi. Que dit cette justice terriblement appliquée ? Il ne faut pas déranger l’ordre public. Il y a un prix à payer à cela. Cela s'appelle la peine. Une fois aspiré dans cet entonnoir
pénal, difficile d’en sortir car le jeu se joue selon ses règles. Certes, l’homme sera libéré faute de preuve (sa prétendue victime a succombé à l’éthylisme selon un expert de la défense) mais en
attendant il lui sera asséné plusieurs coups : garde à vue, détention provisoire longue, détérioration de son état de santé en prison… De quoi le calmer ? Pas vraiment. Notre homme à peine
libéré continue de plus belle à chanter et à éditer des libelles subversifs. Révolté placide, il est repris par la machine pénale. Réitérant tranquille, il est ce que la loi dit qu’il est :
un risque de subversion. Le tribunal chasse inépuisablement un homme qui finit par ressembler à ce qu’on a fait le lui. Dans ce monde, il y a les chasseurs et les chassés. Les rôles sont
complémentaires et se dupliquent. L’homme obstiné réduit ces juges programmés pour punir à répéter à l'infini leur geste. Est-ce absurde ? Il est plutôt à l'image de ce tribunal imperturbablement
filmé, l'expression d'une nécessité organique pour la société. C'est un mur qui fait refluer les vagues du désordre. Sans lui la société ne tiendrait pas debout. Les acteurs incorporent cet ordre
rituel persuadé de faire leur devoir. L'homme déviant n'incorpore rien de tout cela : tel K dans Le Château de Kafka, il dérègle obstinément l'ordre en refusant l'interdiction d'exister
qui le frappe.
Attention cependant à ne pas y voir un portrait de la justice en Inde. Ces court siègent du matin au soir à juge unique en premier instance mais au-dessus il y a les cours de district, les cours supérieures des Etats et la cour suprême. Les droits sont présents mais à d’autres niveaux. Et quand l’affaire est indécise dit David Annoussamy (sur le site ihej.org), le juge cherche la conciliation, regarde les plaignants et invite à un compromis en se laissant guider par son flair. C’est alors qu’il commence son jugement en écrivant I feel.
Année 2016
Fritz Bauer, un héros allemand(film de Lars Kraume, 2015)
En Allemagne fédérale, dans les années 1950, être procureur dans le Land de Hesse n'est pas une sinécure. Fritz Bauer (1903-1968) qui exerce ce métier à Francfort en fait l’expérience tous les jours. Tel qu’il apparaît dans le film de Lars Kraume, c’est un professionnel expérimenté qui s'entête à poursuivre Adolf Eichmann, un des acteurs majeurs de la Solution finale. Un renseignement anonyme lui apprend qu’il vit en Argentine sous un faux nom. Mais que peut-il faire ? Ni ses substituts, ni la police ne se pressent pour traquer les anciens nazis. Plus encore : les services secrets et les fonctionnaires de son propre service remplis de crypto-nazis le surveillent de près, sabotent ses enquêtes, l’espionnent, l’intimident parfois. Quand il a un malaise et prend quelques jours de repos, ses collègues parient sur son successeur puis le saluent avec ostentation quand il reparaît. Pourtant Bauer est là et bien là. Il a le cuir tanné par les épreuves et les sarcasmes. Quand il avance sur les traces d’Eichmann, il reçoit des menaces de mort : une croix gammée et une balle. Qu’à cela ne tienne : on lui offre une « protection » policière pour mieux le surveiller. On veut sa peau. Mais qui ? Ses plus proches « amis » et tous ceux qui dans l’establihment craignent les révélations qui sortiraient immanquablement du procès d’un dignitaire nazi. On comprend mieux le titre original du film : l’Etat contre Fritz Bauer.
Il faudra donc se battre contre son Etat. Seul contre tous, Bauer lutte contre l’opposition sourde de l’appareil. Avec pour appui politique, le gouverneur de Hesse. Ce « héros » se différencie fortement de ses semblables : juif, social-démocrate, divorcé, homosexuel… Il avance ses pions dans un nuage de fumée permanent d’où émerge son œil malicieux et sa voix rocailleuse. Ce personnage entier va jusqu’au bout de sa logique : devant le refus masqué de la police allemande d’enquêter en Argentine, il va en Israël rencontrer les dirigeants du Mossad (services secrets israéliens de l’époque) et saura brouiller les pistes. A force de pression et de coups tordus comme en regorgent les films policiers, il leur donnera les preuves de la réalité de l’existence d’Eichmann.
En jouant ce double jeu, Bauer prend des risques à une époque où l’Allemagne veut refermer la page du nazisme. Qu’il ne fasse rien et son pays ne regardera jamais son passé en face. Qu’il se décide à agir et il entre dans l’illégalité. « Pour servir son pays il faut parfois le trahir » dit-il. C’est alors qu’il négocie avec le Mossad sous une tente poussiéreuse la capture d’Eichmann et son extradition. Las, les autorités allemandes ne demanderont jamais cette extradition et Eichmann sera jugé à Jérusalem.
On ne peut que se réjouir de voir enfin le rôle actif de ce magistrat allemand dans la traque des nazis. Rôle longtemps effacé par le mouvement de reconstruction amorcé dans l’après-guerre par Adenauer. En ce temps, il fallait regarder devant soi car l’ennemi n’était plus Hitler mais Staline. Ce rôle de résistance interne ne sera connu bien après sa mort. Si l’Allemagne a manqué sa dénazification, ce n’est pas grâce à eux mais à son appareil d'Etat révélés par la biographie de ces résistants que l’histoire a oublié.
Mais ce héros solitaire est ici filmé à grands coups de clichés. Fallait-il pour conter cette histoire un film d’espionnage aux couleurs des années 1950 ? Il manque vraiment trop de hauteur et de maturité. Son esthétique est empruntée. Trop de portraits montrent des méchants vraiment méchants et des bons ostensiblement bons. Le courage de Bauer n’est pas revisité à sa juste valeur. Tant de collègues (au visage émacié et au ton persifleur) lui veulent du mal ! Tant de policiers sont sournoisement acharnés à le faire tomber ! Tant de lettres anonymes l’accablent. Fallait-il aussi construire cette figure du substitut Angermann secrètement amant d’un transsexuel (au sexe indéniablement mâle) ? Menacé par la police de tout révéler à sa femme s'il ne donnait pas les sources de son chef, il brisera sa carrière. L’homosexualité des deux personnages, le maître et son modèle, traverse le film. Mais est-ce là le sujet ? Le propos est brouillé : est-ce l’interdit de l’homosexualité dans la société allemande de l’après-guerre (et spécialement dans la magistrature) que l’on veut dénoncer ou l’impossible dévoilement des crimes contre l’humanité dans le pays qui en fut l’auteur ? L’ampleur historique de cet acte est diluée dans un thriller plat et prévisible. Dommage. Ce film sur Fritz Bauer, figure méconnue de la conscience allemande, méritait un style à la hauteur de son sujet.
Salafistes ou l’anti Timbuktu
(Documentaire français réalisé par Lemine Ould Mohamed Salem et François Margolin, 2016.)
Ce film captif nous conduit au cœur de ce noyau de la violence religieuse qu’est le salafisme. Captif ? Le mot peut surprendre. Disons plutôt que ses auteurs sont otage du processus de violence qu’ils nous donnent à voir. Ils veulent des images. On leur en donne. Ils les montrent. Telle est la construction de ce film – peut-être aussi son seul intérêt - et, plus surement, sa limite. Il donne accès à des scènes de pure violence au milieu de longs prêches des « autorités religieuses » salafistes face à la caméra. Tableau qui se déploie sur deux plans : le discours religieux et le meurtre de masse.
Premier temps : le discours logorrhéique de jeunes salafistes sur la charia et ses origines historiques et théologiques. Ces hommes habitent un nomos, un univers normatif, qui nous est étranger. Nous sommes devant l'image qu'ils veulent nous donner : bien mis de leurs personnes - leurs vêtements sont propres, ornés, colorés – ils sont filmés devant leur bibliothèque et nous récitent à l’infini « la parole du prophète ». C’est un interminable et écrasant monologue . C’est aussi un inventaire de la charia (mis à mort de l’homme marié adultère, fouet pour la femme, exécutions des adultères ou amputation en public du poing du voleur…). Ils lisent la Loi au sens d’une inépuisable justification de la violence. Ils le font doctement sans reprendre leur souffle. Tout y passe : l’égorgement, la lapidation, l’apologie des martyrs… (Exemple : « Mehra est un fruit épineux que la France a cultivé… » ou « Quand un musulman tue un juif ce n’est que justice… »).
Séquence suivante : assurés qu'il peuvent s'en prendre au "sang licite" des mécréants et des apostats (kuffars), leurs disciples foncent vers leur destin. Il sourient en parlant de la mort qu’ils ont appris à ne plus craindre. Enivrés par cette incantation, ils veulent êtres les « shahid » et habiter au paradis avec Allah. A l’autre bout de la chaîne, ce discours inaltérable se transforme en un massacre conçu comme un spectacle destiné à être « partagé » par un public mondialisé soit pour terroriser, soit pour semer l’exemple, soit surtout pour s’exhiber. De toute évidence, la trace est plus importante que la vie. La gloire est le seul horizon qu'ils se donnent.
Ajoutons que cette séquence (résurrection des martyrs ou monde virtuel ? on aurait aimé ce contrepoint) se déroule dans un univers exclusivement masculin nourri d’exploits guerrier et de rêverie héroïque. On songe aux images de cavaliers glorieux partant à l’aventure dans nombre de vidéos chantant le djihad. Il faut se « shooter » avec une haute dose d’images et de discours pour demeurer dans le rêve. La femme est réduite en esclavage car elle est un danger : domestiquée, voilée, emmurée. Tout entier voué à l’ivresse des combats, ce monde tourne le dos à la filiation, à la sexualité, à l’altérité que symbolise la femme. La police islamique autoproclamée organise sa disparition. Dans le film, une caméra asservie se borne à suivre la démarche chaloupée des hommes en chasse. Les corps se voilent, les visages se dérobent, les regard fuient quand ils passent. Banalisation du mal.
Second temps du film : les images postées par les djihadistes sur la Toile. C'est une orgie de propagande servie par une performance perverse. Il y a les images qu’ils filment eux-mêmes, celles qu’ils autorisent. Celles des patrouilles de la charia à Gao et Tombouctou (rectifiant les voiles des femmes) au moment où le groupe Etat islamique y était. Celles du jeune voleur amputé qui, alors qu’on vient de lui scier la main pieusement, remercie ses sacrificateurs de prendre en charge ses soins post opératoires. Celles du soldat américain en combinaison orange menacé d’égorgement qui récite péniblement un texte (il implore Obama de cesser la guerre et son frère soldat comme lui de renoncer aux armes…) qu’il a dû répéter longtemps pour parvenir à une lecture acceptable. Celles des voitures mitraillées et ses occupants chassés comme du gibier. Il y a celui qui filme, celui qui tire (visible), celui qui meurt (invisible) …. Aucun décryptage de ces scénarios savants n’est proposé. Notre pensée est clouée par l’image, notre parole et notre souffle coupés. La violence scénarisée accomplit le travail de la logorrhée.
Salafistes participe du projet de faire circuler ces images dans le monde entier. Face à nous, un jeune djihadiste (masqué par son foulard mais on aperçoit son œil tuméfié) annonce son acte (on ne comprend pas immédiatement car il dit un texte face à la caméra). Puis il est filmé en direct conduisant un camion bourré d’explosifs avant de se faire sauter. (Image vraie ou fausse ? la question n'est pas posée ). Les scènes de massacre de masse (je pense aux Yasidis en Irak) rappellent les groupes d’assauts nazis (Einzazgruppen) qui exécutaient massivement par balle. Alors que nous avons peu d’images de la Shoah, ici les meurtres de masse sont exhibés. L'image est une explosion d’impunité. S'y déverse la jouissance de savoir l’exploit « partagé » par son public et une puissante gratification narcissique (Mehra avait une caméra au moment de tuer les enfants juifs). Semer la terreur ne suffit pas. Il faut montrer l’exemple à suivre. Et en jouir. « On apprend tout en direct, dit le jeune tunisien ébloui. A l’époque de la bombe atomique, on n’avait pas cela… »
Ne pas craindre la mort ? C’est leur brevet d’héroïsme. Il faut une robuste croyance en la résurrection associée à l’ambiance de camaraderie et une bonne dose d’amphétamine ou de cannabis pour s’en persuader. Il faut aussi un bouquet de promesses paradisiaques pour faire basculer ces fratries du mal. Ivre de formules magiques, on devient fou de dieu, on se croit éternel. On massacre d’autant plus allègrement qu’on est dans cette bulle. Il est alors possible d'inverser le langage de la tribu : l’attentat suicide devient une opération martyre. Difficile de ne pas croire que la religion (ou son usage) est un opium actif. Moins la religion, du reste, que les abus qu’elle autorise. Le fanatisme religieux trempé dans l’égocentrisme et la violence est mis en scène pour deux publics : éblouir les coreligionnaires et terroriser les ennemis. « Je tue mais il faut qu’on voie partout sur la planète que je tue. Je tue (et je me tue) mais avec un éclat incomparable qui restera dans vos mémoires. Nous tuons par l’image que nous laissons de nos actes dans vos esprits ».
D’où vient l'amertume que distille un tel film ? Ici, comme sur nos écrans, c’est toujours le mal qui écrit l’histoire. Et seuls les puissants et leur propagande sont en scène. A travers le redoublement opéré par un film sur le salafisme, nous sommes ligotés par la violence fusionnelle de l’image. Comment s’en libérer ? Il faut faire un pas de côté. Et se dire que la puissance de la fiction seule peut suspendre celle du mal. Elle brise la maitrise du récit par les bourreaux et propose un scénario alternatif. C’est Chaplin qui jongle avec un planisphère dans « Le Dictateur ». C’est Camus qui écrit La Peste après la Seconde guerre mondiale. C’est Guernica de Picasso peint pendant la guerre d’Espagne. Cette guerre est la plus meurtrière que l’Europe ait connue et Franco est mort mais des millions de visiteurs voient le tableau de Picasso à Madrid. Et la colombe de la paix dessinée par ce même Picasso survole encore le fléau de toutes les guerres. C’est enfin Timbuktu, le film d’A. Sissako sur le djihadime (cf. mon commentaire sur ce blog en date du 23/3/2015), poème d’une cité que l’esprit de résistance n’a pas abandonné parce que l’auteur du film a su la voir et la conter.
Dans Salafistes, une mince résistance existe mais elle est vue par les tueurs. Elle est le moyen de présenter les salafistes comme des êtres magnanimes. Voyez le voleur repentant après sa mutilation. Voyez cette ancienne danseuse de Tombouctou à moitié folle et, pour cela même, laissée en liberté. Et ce vieil homme qui continue à fumer la pipe et que l’on épargne charitablement… Que nous dit-il ? Trace infime de résistance ? Plutôt résignation à subir la pitié des tueurs quand on a renoncé à leur résister.