Année 2013
"Michael Kohlhaas"
de Heinrich Von Kleist
Les Cahiers de la Justice 2013/2
"Seul celui dont l'âme est déchirée connait la soif de perfection, seul celui qui est traqué atteint l'infini." [1]
La vie de Kleist ressemble à une fuite éperdue. Fils de militaire prussien, il démissionne au bout de sept ans de service avec le grade de lieutenant. Il ne songe guère alors à se marier, à mener une vie stable. Démesuré en tout, tour à tour fervent patriote et accusé d’espionnage, sans cesse placé entre rêve et réalité, il vit dans une perpétuelle confusion des sentiments. Kleist reprend des études, erre dans une Allemagne morcelée par les guerres napoléoniennes, cherche dans la mort un « tombeau sublime ». Frappé par une maladie inconnue, il se suicidera à 34 ans en 1811 non sans avoir écrit en cinq ans (1807-1811) des tragédies (Penthésilée, Le Prince de Hombourg) et des récits comme La Cruche Cassée et Michel Kohlhass. A son image, ses personnages vivent au paroxysme d’une passion qui les précipite dans une glorieuse apocalypse. Telle fut cette vie à l’allure de chant funèbre. Aussi fugitive qu’ardente à fuir le chaos qui la menace, elle ne trouvera pas d’autre issue que la soif inapaisée d’éternité.
Il n’est pas étonnant que cet homme ayant sans cesse vécu aux limites de lui-même ait écrit sur la mince frontière qui sépare la justice des passions les plus violentes.[2] L’acte unique de sa comédie La Cruche cassé est une audience où le juge Adam doit se prononcer sur l’identité d’un homme qui est entré la nuit chez une jeune fille. En fuyant par la fenêtre, il a cassé une cruche en faïence de Delphes, seule pièce à conviction. Le juge seul sait que cet homme n’est autre que lui-même mais il veut profiter de sa position pour discréditer son rival, le fiancé de la jeune fille qu’il convoite. C'est alors que les indices se retournent contre lui, qu’il est démasqué, descend de son siège, perd sa perruque dans la bousculade et fuit à toutes jambes. Comme dans Œdipe roi de Sophocle, il dirige un procès dont le seul objet est l’élucidation de sa propre culpabilité. Comme dans l’enquête d’Œdipe, les témoignages seront les seuls sources de vérité qui démasqueront le coupable. Mais c’est un Œdipe grotesque et lâche dont la perversion est vaincue par des témoins vertueux.
Si la passion aveugle le Juge Adam, le désir de justice guide Michael Kohlhass. Kleist raconte comment chez cet homme la folie justicière s’empare de la résistance à l’injustice. Son personnage se situe dans cet intervalle fragile entre le respect du droit et la violence guerrière. Placée à une certaine hauteur et armée de conviction, la plainte a en effet le pouvoir de réinventer la justice quand celle-ci a été violée. Sans doute, faut-il aussi un de ces moments de l’histoire où le pouvoir de juger devient sourd à toute demande. Face à lui, la plainte obstinée a la force d’un témoignage, la puissance d’un acte. Elle creuse une lézarde sur l’indifférence et installe dans la cavité sa chambre d’écho. Elle dénonce autant qu’elle réclame. Elle arrache les mauvais usages, élargit l’espace de la cité, ébranle le pacte social. Elle est violence refondatrice.
C’est peut-être une ère nouvelle de la justice qui s’ouvre cette nuit de 1540 où dans une forêt de Saxe, Michael Kohlhaas, marchand de chevaux en Brandebourg, est arrêté sous une pluie battante par le garde barrière d’un seigneur local Wenzel Von Tronka. Celui-ci lui enjoint de se procurer un laisser passer mais, en attendant, l’oblige à laisser les chevaux en gage ce que Kohlhaas finit par accepter. Il ne voit, à cet instant du récit, qu’une loi qui l’oblige. Elle résulte d’un privilège seigneurial qu’il ne songe pas à contester. Que pourrait-il objecter ? Il n’est qu’un marchand nomade qui doit sans cesse traverser la frontière entre la Saxe et le Brandebourg pour vendre ses chevaux renommés. N’ayant ni nom, ni naissance, il ne vit que de ce commerce. Les barrières douanières sont le prix de son intégration dans ce monde féodal.
Kohlhaas découvre à son retour que l’exigence d’un laisser passer est illégale. Ses chevaux ont été utilisés comme bête de somme et son valet roué de coups. Il domine sa réaction immédiate. « Son sens de la justice aussi délicat qu’une balance d’orfèvre le faisait hésiter : il n’était pas encore certain dans le fond de son cœur de la culpabilité de l’accusé. »[3] Il fait son enquête puis dépose plainte en réparation du dommage subi au tribunal de Dresde. Il réagit non par la révolte mais comme un homme abusé en quête de justice : qu’on lui rende ses chevaux en bon état et qu’ainsi réparation lui soit accordée. Dans cette société le sens de l’honneur est dominant. Chacun s'y reconnaît par son identité, son lignage et sa renommée. Y porter atteinte par l’offense déclenche les passages à l’acte.Le déshonneur marque une rupture dans les codes de valeur. L’atteinte à la vie humaine est, en comparaison, secondaire. C’est là que la violence se réveille : quand il y a rupture avec le code des valeurs indispensable à la survie de la société.
Le tribunal rejette sa demande en le traitant « d’éternel plaignant et d’inutile chicanier ». Sa plainte n’est-elle donc qu’un « clabaudage sans valeur » ? Que peut-il faire lui qui n’est qu’un plaignant peu influent dans une société féodale tissée par les solidarités familiales ? Le seigneur von Tronka a réussi à faire étouffer l’affaire. Kohlhass fait intervenir sa femme Lisbeth auprès de l’électeur de Brandebourg à Berlin. Hélas, sa médiation tourne court. Elle sera maltraitée par des soldats et mourra non sans avoir fait injonction à son mari de pardonner à ses ennemis et de faire le bien malgré la haine.
Pour Kohlhass cette offense est de trop. Il répond à cette appel au pardon par une exigence maintenue de justice. « Aussitôt la fosse comblée et la croix plantée sur le tertre, il vint une fois encore s’agenouiller devant le lit maintenant vide et se mit à sa vengeance. Il rédigea un arrêt de justice où en vertu du pouvoir qui lui était naturel et inné, il condamna le Junker von Tonka à lui conduire dans le délai de trois jours francs les chevaux dont il avait été dépossédé et qu’il avait presque tués au travail des champs, ledit seigneur ayant au surplus à les nourrir en personne sur place jusqu’à ce qu’ils fussent définitivement rétablis » [4]
Devant le tertre funéraire de sa femme, Kohlhaas entre en dissidence. Il va forger le métal de sa vengeance en fusionnant dans sa colère, la loi et la justice. Il décide de se désaffilier de sa condition d’homme. Il met sa maison en vente, éloigne ses enfants, prend les armes. Ni époux, ni père, ni propriétaire, qui est-il à présent ? A partir du moment où il envoie un « arrêt de justice » enjoignant au Junker de lui restituer ses chevaux, arrêt resté sans réponse, il s’enfonce dans une région sauvage de l’âme humaine. Il entre dans la démesure de l’action violente. Avec une horde de hors-la-loi, il incendie les châteaux, multiplie les rapines et les massacres, bref, écrit Kleist il mène « une guerre inouïe et sans exemple ». Il chasse sans répit le Junker Von Tronka qui se cache et terrorise les populations civiles par des « mandatements Kohlhaas » où sa tête est mise à prix. Le voilà, lors du siège de Leipzig, au milieu de pluies incessantes tandis que la ville brûle, le visage enfoui dans le chaos d’une fureur primitive, figure adulée d’un peuple de manants révolté par l’arbitraire des féodaux.
Qui est ce nouveau Kohlhaas dans l’enfer de sa vengeance inassouvie ? Ni un massacreur, ni un bandit de grand chemin. Il se nomme « un seigneur libéré de l’Empire et du monde, soumis à Dieu seul" ou « lieutenant et vicaire de saint Michel venu châtier par le fer et par le feu tous ceux qui dans ce conflit, se rangeraient au parti du Junker, la perversité et la malice où le monde entier avait sombré ».[5] Le voilà armé de l’épée de justice, ange inexprimable, image du désir démesuré, otage du démon libéré en lui, comme le décrit Stefan Zweig (Figure 1)
Comment sortir de ce cercle enchanté et fatal ? Une première médiation se noue lors d’un dialogue entre Martin Luther et Kohlhaas. Luther arrache le masque du guerrier. Il met à nu l’imposteur, perce ses contradictions et le voue à la damnation s’il persévère.
« Kohlhaas, toi qui prétends être envoyé pour manier le glaive de la justice, qu’oses tu entreprendre, présomptueux, dans ton délire aveugle et passionné, toi qui n’es qu’injustice de la tête aux pieds… Parce que le souverain t’as dénié ton droit, ton droit dans une querelle pour un bien sans valeur, tu te dresses, homme perdu, le fer et le feu à la main, et tu te déchaines comme le loup du désert contre la paisible communauté dont il est le protecteur…Est-ce à toi, damné, effroyable créature, qu’il appartient d’être ton juge à ton tribunal ? »
A l’issue du dialogue, un compromis est trouvé : Kohlhaas est invité à pardonner au Junker, à désarmer sa troupe, à reprendre ses chevaux ; en échange, Luther propose une amnistie pour ses crimes.
Figure 1 Michael Kohlhass (Mad Mikkelsen) lève une armée et entreprend de faire justice lui-même
Le film récent d’Arnaud des Paillières [6] en suivant de près le texte de Kleist met en lumière la médiation proposée par Luther. Kohlhass refuse un pardon qui le situe placerait dans le monde de la non réciprocité comme le lui demande Luther, « un pardon sans conditions ». En exigeant toujours que ses chevaux lui soient rendus en bon état, la marchand reste dans le monde du droit (même lorsqu'il s'agenouille pour la confession devant le pasteur dont il lit la bible traduite en allemand) alors que Luther l'attire en vain dans le monde du pardon. Celui-ci juge du reste « dérisoire » la réparation espérée (la restitution des chevaux) sans y voir la dette d'honneur qu'il contient.
La posture de Kohlhass, au contraire, aspire à de nouvelles relations politiques entre les paysans et les seigneurs. Le peuple attend la justice sur terre non un meilleur monde dans le ciel. La bataille pour la justice se livre ici-bas dans un rapport de force politique dont l’équilibre rompu doit être restauré. La restauration de l'honneur réclame sinon un nouveau pacte social du moins un geste politique à la hauteur de cette exigence.
Une longue délibération a lieu à la suite de la médiation de Luther au palais de l’Electeur. Pour les uns, Kohlhass est un danger public qui doit être exterminé par une guerre impitoyable. Pour le grand Chancelier, dont la thèse l’emportera, face au flot grossissant des alliés de ce rebelle, « le crime ne cesserait de s’enrouler au crime en un écheveau infini et ce fil seul pourrait le briser net un jugement qui rachèterait sans considération la faute commise ». Tel est l’édit qui sera placardé dans le royaume : le tribunal de Dresde procèdera à un nouvel examen de l’affaire mais, dans les trois jours, les rebelles bénéficieront d’une amnistie à condition qu’ils déposent les armes.
L’amnistie est perçue comme une issue honorable par les souverains de Saxe. Face à un enchaînement de crimes appelés à se perpétuer à l’infini, seul « un geste de pure équité » permettrait de réparer les maux engendrés par cette affaire. Kohlhaas dépose les armes. Il licencie ses guerriers et reformule sa plainte en vue d’obtenir enfin réparation devant le tribunal de Dresde.
Mais, là encore, la confrontation entre les protagonistes à propos du statut des chevaux, tourne à l’émeute. Une fraction de la horde de Kohlhaas refuse de désarmer et sème à nouveau la terreur. Au moment où il se croit libéré de l’abîme qui le possède, il est rejoint par le cortège fou de ses actes. Du coup, le peuple se retourne contre lui, las « des scrupules excessifs d’équité » dont il était jusque-là gratifié. « On trouvait sa position vis-à-vis de l’Etat absolument intolérable et dans la rue comme en privé des voix s’élevèrent pour signifier qu’il valait mieux faire outrage à son bon droit et étouffer dans l’œuf la procédure plutôt que de laisser prononcer en sa faveur une sentence juste peut-être mais arrachée par des voies de fait ». [7]La guerre reprend donc et Kohlhaas, tenté de rejoindre sa troupe, finit par être arrêté et condamné à mort par l’Etat de Saxe jusqu’à ce que l’électeur de Brandebourg réclame son extradition afin de le juger car, étant sujet brandebourgeois, il relève de sa juridiction.
C’est à cette place de prisonnier que Kohlhaas atteint sa véritable grandeur. Enchaîné, il rencontre enfin la Loi en la personne de l’électeur de Brandebourg (cf 4ème de couverture). C’est l’heure du jugement devant la cour impériale de Berlin. Le temps n’est plus à la clémence. Trop de sang, trop de massacres ont jalonné sa route. L’homme a erré bien trop loin dans la violence sauvage. Il a ravagé trop de vies dans la négation folle. Il sait qu’il doit payer pour les crimes sortis de sa brutalité archangélique. Comment en serait-il autrement devant tous ceux qui, massacrés par lui, réclament justice contre lui ? Comment pourrait-il trouver illégitime cette clameur, lui, l’homme juste ? Il approuve le chef d’accusation de l’avocat impérial : violation de la paix publique. Il entend la lecture de l’arrêt : la mort. Il n’attend aucune grâce. Criminel par amour excessif de la justice, il est condamné en son nom. Il atteint ce que Kleist appelle sa « réconciliation avec le monde ». « Enfin, sur une ville agitée qui ne pouvait se résigner à abandonner l’espoir d’une grâce salvatrice, se leva ce fatal lundi de Pâques fleuries qui devait sonner l’heure de sa réconciliation avec le monde ».
Fig 2. Michael Kohlhass (Mad Mikkelsen) au premier plan devant l’électeur de Brandebourg (Bruno Ganz) dans le film d’Arnaud Des Pallières (2013)
Le jugement du prince électeur de Brandebourg « Lorsqu’il arriva sur la place du supplice, le marchand trouva montés sur de grands chevaux au milieu d’une foule immense le prince électeur et sa suite : à la droite de l’électeur était l’avocat aulique Franz Muller, une copie de l’arrêt de mort à la main ; à sa gauche, portant le verdict de la cour de justice de Dresde son propre avocat, Anton Zauner. Ils formaient un demi cercle que le peuple fermait. Le prince électeur s’immobilisa devant lui sur le tertre et prit la parole : « Eh bien, Kohlhass, voici le jour venu où justice t’est rendue ! Vois, je te livre ici tout ce que l’on t’avait ravi par la force au château de Tronka, tout ce que mon rôle de souverain me faisait obligation de te restituer : les moreaux, les foulards, les florins, les vêtements jusqu’aux frais des soins de ton valet tombé à Mulhlberg dont tu es dédommagé. Es-tu content de moi ? Kohlhass à qui l’on avait relmis le verdict du tribunal de Dresde, jeta d’abord desus des yeux qui lançaient des flammes tout en posant par terre prés de lui les deux enfants qu’il serrait dans ses bras. Et quand il en fut à un article qui condamnait le junkert Wenzel Von Tronka à une peine de deux ans de prison, il fut incapable de contenir davantage ses sentiments et tomba à genoux en direction du prince électeur. Le prince électeur reprit alors la parole : « Marchand Kohlhass, cria-t-il, toi qui de la façon qu’on a vue as été restauré dans tes droits, tiens toi prêt de ton côté pour avoir violé la paix civile à restaurer ceux de sa majesté l’empereur dont le représentant légal est ici présent. » Kohlhass se découvrit, jeta son chapeau à terre et répondit qu’il y était prêt. Enfin il s’approcha du billot… Ici S’achève l’histoire de Kholhass. Quand on mit son corps en bière ce ne fut qu’une pliante dans le peuple » Heinrich von Kleist, Michael Kohlhass (trad. Armel Guerne et Richard Sctrick), ed. Phébus
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Kohlhaas se sent réconcilié dans l’eurythmie d’une sentence double et pour cela même équilibrée. A sa condamnation pénale s’adjoint la satisfaction de gagner son vieux litige civil. Au milieu d’une foule immense, il expie ses crimes et reçoit en même temps réparation : ses chevaux lui sont enfin restitués ce qui lui permet d’en faire don à ses fils. Et le Junker est condamné à deux ans de prison. « Eh bien, Kohlhaas, voici le jour où justice t’es enfin rendue !... Maintenant toi qui viens de recevoir ainsi satisfaction, prépare-toi à donner aussi satisfaction de ton côté à sa majesté impériale dont l’avocat est ici présent pour attentat contre la paix de l’Empire. » Le marchand accepte cette condamnation parce que justice lui est rendue pour la totalité de ses actes terrestres. Il se dit prêt à marcher vers le billot car la vie lui importe moins que la restitution de son honneur. « La valeur de la vie humaine n’est pas grand-chose par opposition aux crimes qui relèvent du sacré… Ce sont là des actes sacrilèges qui remettent en cause les valeurs de la morale collective. Le sacré est là à l’intérieur de ces bornes qu’il ne faut pas franchir et le roi s’en porte garant ». [8] Une fois l’exécution réalisée, ses fils sont armé chevaliers. La parole du roi est ainsi tenue.
Voilà pourquoi Michael Kohlhaas n’est pas le poème de la vengeance. C’est le parcours vertigineux d’un homme offensé qui passe par un état de sauvagerie pour reconquérir son honneur perdu. A l’issue de ce voyage hors des limites humaines, que nous dit le récit de Kleist ? Kohlhaas n’est ni un vengeur voué à défendre son intérêt, comme le croyait Goethe, ni un propriétaire obsessionnel. Il refuse d’emblée de porter le fardeau d’une vie brisée par la privation des droits. Pour lui, il n’y avait pas d’autre moyen que la révolte dès lors qu’il se sentait à la merci de n’importe quel abus de pouvoir. Dès lors qu’il n’accepte pas cette menace permanente qui est l’autre nom de la servitude, il lui reste la révolte. Il porte ensemble, comme deux feux, une volonté inflexible et une passion débordante. Dans l’éclat solaire de cette vocation, il devient un « fauve du désert » ; en marge de la société des hommes mais en adéquation profonde avec son code d'honneur, il fait œuvre de refondation de la cité.
Son retour à la violence fait reculer la raison d’Etat. A un pouvoir dévoyé, il tend le miroir de sa corruption. A un Etat qui foule aux pieds ses droits, il oppose le droit naturel à la révolte. Il ébranle par sa demande de réparation une noblesse qui n’entend pas céder sur ses privilèges. Il obtiendra que la justice soit un arbitrage entre l’Etat et les droits individuels et non un pur instrument d’oppression. En opposant la violence guerrière de l’Etat de Saxe et l’arbitrage du prince de Brandebourg, Kleist marque le contraste entre un Etat qui ne sait pas dépasser son chaos intérieur et un autre qui saura penser sa refondation politique. On songe ici à l'analyse de Claude Gauvard dont le chapitre final « Pardonner et punir » éclaire cet arbitrage. Le pouvoir royal à cette période punit certes mais aussi transige. Le crime se négocie autant qu’il se punit. Le poids de l’honneur et le rôle des transactions reste déterminants y compris pour le pouvoir étatique. Y domine un « gouvernement par la grâce » sans souci particulier de cultiver avant tout le monopole de la violence. C’est « l’exercice conjugué de la miséricorde et de la rigueur de justice qui opère la transformation du pouvoir royal ».[9]
Cette justice placée à l’échelle du Saint-Empire romain germanique qui transcende les Etats fait alliance avec le peuple contre les grands féodaux. A la morne répétition du chaos, il oppose le projet d’un avenir de réconciliation. Contre l’expansion du pouvoir, il ouvre la voie à des institutions justes et à une nouvelle distribution des droits.
A son héros, Kleist attribue un destin tragique mais aussi un message politique. Grâce à lui, la loi cesse d’être arbitraire et prend le statut d’une loi partagée. Il monte à l’échafaud en ayant obtenu gain de cause pour lui-même mais surtout pour une communauté désormais protégée par la loi. Il aura du moins réussi à imposer contre Luther la réaffirmation symbolique du droit. Il n’a plus à la toute fin qu’à réussir sa mort. Comme le Prince de Hombourg, comme Kleist lui-même, il devient immortel le jour de sa mort. « Désormais, immortalité, tu m’appartiens toute entière ! » Son histoire exemplaire est celle de l’homme qui va jusqu’au bout de sa dissidence. « Plutôt être un chien qu’un homme, si je dois être foulé aux pieds… »
[1] Stéphan Zweig, Le combat avec le démon, Kleist, Hölderlin, Nietzsche (1925), (trad. Alzir Hella), Classiques modernes, Pochothèque, p. 259.
[2] Notons le drame en cinq actes La Petite Catherine de Helbronn ou l’épreuve du feu (1810) parcouru par une scène de procès où le père de Catherine accuse le comte de Strahl d’avoir ensorcelé sa fille follement éprise de lui. Qui dit vrai : le père outragé ou le présumé séducteur ? Le comte évoque alors une prédiction selon laquelle il doit épouser la fille de l’empereur. Lors d’un combat ordalique dont le comte sort vainqueur, la vérité est révélée devant le peuple réuni : un ange de Dieu proclame que l’empereur est bien le père de Catherine ! Plus rien ne s’oppose à ce mariage. Le drame se termine en forme de happy end sur une marche nuptiale.
[3] H Von Kleist ; Michael Kohlhass, (trad. Armel Guerne et R Sctrick), Ed Phebus, 1991, p. 21
[4] ibib, p . 51
[5] Ibid, p. 67
[6] Michael Kohlhass, film franco-allemand d’Arnaud des Palières (2013) avec Mads Mikkelsen (Kohlhass), Bruno Ganz (le gouverneur), Denis Lavant (Luther), transposé dans les Cévennes pendant la Renaissance.
[7] H. Von Kleist, cit, p. 101
[8] Claude Gauvard, De Grace especial, Etat et société, à la fin du Moyen Age, Vol II, Paris, Publication de la Sorbonne, 1991, p. 797
[9] id. vol. II, p. 951.