La fille au bracelet ou la vérité réparatrice,
film français de Stéphane Demoustier (2019).
La vérité ? Où est-elle ? Et surtout : quelle vérité ? Il y a celle que cherche la justice – le coupable d’un meurtre – mais aussi celle qu’on n’attendait pas, la vérité des sentiments et des cœurs. Nous voici au milieu du procès d’une jeune fille (Lise) accusée d’avoir violemment poignardé sa meilleure amie (Flora) après la diffusion par cette dernière d’une vidéo compromettante. Plus le film avance plus la question se déplace. Il ne s'agit plus de savoir qui a tué mais comment cela a été possible. Et dans quels plis et replis de ces vies adolescentes un tel acte a pu germer ?
L’enquête a désigné Lise comme possible coupable et, d’une certaine manière, ses parents avec elle. Tous portent le poids de la réprobation collective. Le bracelet pénitentiaire est un roc de contrainte qui cloue à lui toute la famille. Tous semblent conjointement condamnés à vivre au rythme de l'avancée du procès. A l’audience, les preuves encerclent d'un fil d’acier l’accusée. Les deux copines n’avaient-elles pas eu une dispute auparavant au sujet de la vidéo postée sur Facebook ? N’a-t on pas trouvé des traces de son ADN sur le corps de la victime ? Et le couteau du crime ne ressemble-t-il pas à celui de la cuisine de ses parents ? Et puis, il y a les signes : ne se laisse-t-elle pas arrêter par la gendarmerie sans résistance sur la plage ? Et pourquoi est-elle si indifférente aux images du corps meurtri de sa meilleure amie ?
Pour lutter contre ce cercle de culpabilité qui l’enferme, Lise n’a plus le choix. La voici arrivée au bout du chemin. Elle parle enfin, entre dans l’arène, déchire le filet de preuves qui l’étrangle : oui, dit-elle, les traces ADN qui m’accusent sont le résultat d’une relation sexuelle avec Flora le soir du crime, oui j'ai fait l'amour avec elle… (C’est à la fin de journées éprouvantes qu’éclatent ces moments de vérité. Sans doute parce que la densité de secrets et de non dits n’est plus supportable. Les silences trop longs à tenir aussi. Au bout du bout, il faut bien parler, lâcher un fragment de vérité, puis un autre et encore un autre.) A cet instant les dernières pudeurs cessent. La honte tombe, la voûte parentale plie. Toutes les interactions sont ouvertes. On se regarde en face, on se parle enfin et on s’écoute.
A défaut de trouver un coupable, l’audience finira par jeter un peu de vérité sur ces familles hébétées. Flora n’est plus mais ses parents sont là. Ils en portent le deuil comme ceux de Lise en portent la honte. Les coups de couteau ont aussi frappé une collectivité toute entière. N’est-ce pas aussi cela qu’il faut réparer ? Plus on avance dans le film plus la scène du crime devient opaque, presque irréelle, passe au second plan. On se laisse envahir par la chaîne de souffrance des vivants. On se dit que la dette de vérité ne réside pas dans la recherche d’un coupable mais dans la capacité de résilience de cette petite communauté. Et la scène pénale se meut en une scène réparatrice quand la jeune fille saura, à la toute fin, regarder la mère de la morte en face.
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Les Misérables comme un grand cri
de Ladj Ly, 1h42, 2019
Rarement un film n’aura serré d'aussi prés la vie cachée de notre société. La caméra fouille dans une chair faite d’ombre, de malheur et de violence. Elle s'empare d’une mosaïque aux couleurs mal accordées que le moindre éclat peut briser. Que montre cette plongée dans le béton abrupt de la cité les Bosquets de Montfermeil vue sous l’œil d’une patrouille de police ? Un ghetto brûlant dans la chaleur de l’été. Un communautarisme avancé. Des groupes à forte composante ethnique. D’incessants rapports de force et de jactance pour se faire respecter. Des filles plus rugueuses ici qu’ailleurs. Et derrière les portes closes, une désarticulation silencieuse de la parenté. Les pères fuient ou cognent. Les mères furtives se terrent dans d’étroites chambres. Aucune activité scolaire, associative, sportive n’irrigue cette ornière sauvage. La cité flotte sur ce désastre. Le règne des affiliations dangereuses s’épanouit au grand jour.
Ce territoire est comme féodalisé. Chaque groupe ne pèse que son poids de menace et de violence. Au premier rang, les grappes de jeunes d’origine africaine "traînent", jouent au foot dans des terrains boueux, font du skate dans les décharges… Non loin d’eux leurs « grands frères », sorte de brigade municipale en gilet orange, font office de médiateurs mais ne songent qu’à leur petit trafic. A coté, dans les bars louches, les mafieux et les dealers gèrent discrètement leur business. Au coin d’une rue, les sentencieux « salafs » tiennent leur kebab comme une baronnie. Ils opposent leur piétisme aux cavalcades des gamins. Ils semblent la seule force d’intégration structurée que symbolise la mosquée, ultime refuge pour cette jeunesse abandonnée. Tel est ce village étouffant et interconnecté surveillé sans relâche par la BAC (brigade anti criminalité).
Le trinôme des « baqueux » (surnommés Pento, Chris, Gwada) s’affirme par une sorte de paternalisme brutal. Il dit (surtout aux plus faibles) : je suis le plus fort, je te contrôle si je veux, je casse ton téléphone si tu me filmes… Son réseau d’informateurs structuré dans les communautés lui permet de tenir le quartier. Plus rien ne le relie à une autorité responsable (hiérarchie policière caricaturale dans le film). S’ils ne portent pas d’uniforme, délaissent le brassard, ne se nomment plus par leur titre et leur nom, ils n’oublient jamais leurs armes. Comment s’étonner des moments d’explosion dans un monde indifférencié où s’affrontent « les jumeaux de la violence » (René Girard)? La BAC est ici un rameau de la cité non celui d’une institution. Non sans bénéfice et résultat. D’un tissu d’influence, elle tire les renseignements utiles, son taux d’élucidation, son efficacité. Grace à elle, la cité vit de ses trafics et l’institution obtient des statistiques.
Dans la première partie du film, rien n’est encore joué. L’équilibre entre ces groupes tient parce que les codes sont connus de tous. Il ne viendrait jamais à l’un d’entre eux l’idée de transgresser le territoire du voisin. Il suffit qu’un groupe traverse l’espace de l’autre pour dérégler cet équilibre fragile. Voilà qu’un jeune garçon d’origine africaine (qu’on voit frappé par son père au commissariat) dérobe un lionceau à des gitans qui viennent d’installer un cirque dans la cité. Le dompteur hurle. On lui a volé son enfant, son Johnny, son joyau. Une expédition punitive se prépare. Le clan des forains débarque chez celui des blacks pour en découdre. La BAC s’interpose in extremis et promet de ramener le lionceau. A ce stade la police est à sa place : elle s’interpose, bloque l’interaction violente qui pulse entre les groupes. C’est un gosse des rues qui a fait le coup. On le connaît. Calmez-vous. Faites-nous confiance…. La parole est entre les hommes.
Sauf qu’aucune parole ne peut stopper l’errance folle de ces gosses sans (re) pères. Comment cela se pourrait ? Un adulte leur a-t-il jamais parlé ? A la place d’un cœur ouvert, leur poitrine est lestée de pierres. Aucune parole n’y a planté ses racines. Dans cette brèche, un ample malheur est entré en eux comme s’ils portaient la fatalité de la cité. Aucune expérience de la souffrance ou de la mort ne les arrête. Aucun avenir n'est devant eux non plus. Leur vie vaut-elle si peu ? Comme gavroche sur les barricades, ils jouent avec la mort en dansant devant les balles. Rien ne peut tenir ces trublions volatiles et moqueurs. Dans la seconde partie du film, la dégringolade est vertigineuse. Les « baqueux » coursent à perdre haleine des gamins de 13-14 ans, se heurtent à une volée d’oiseaux hurleurs, glapissant devant leur voiture… Plus rien ne sépare les chasseurs des chassés dans cette pluie de cris, de courses, de coups. Les uns et les autres sont à la lutte haleine contre haleine, poumons contre poumons. Il n’y a plus d’âge, de rôle, de sexe. C’est un combat à coup de dents, à coups de poing. La violence est comme une grêle fouettée par le vent qui annonce l’imminence du chaos. Et voilà qu’un coup de Flash Ball frappe en pleine tête le petit gavroche.
Stupeur. La scène est filmée par un drone. Stupeur et panique. La BAC est aux abois. On se dit qu’on a « merdé », on oublie le gosse défiguré par la balle, on cherche à cacher la bavure avec l’aide de la cité. Voilà que la combustion opère, que la police perd toute distance pour sauver sa peau, se transforme en un gang prêt à tout pour récupérer le film du drone. Sous le soleil de midi, le policier hurle : « Ici, la loi c’est moi ! » (photo ci dessus). Ce n’est pas l’ivresse de l’impunité qui parle ici mais la toute puissance de la cité qui a pris possession de ces hommes. C’est elle qui arrache leurs insignes et leurs brassards, leur fait oublier leur nom, leur titre et leur serment. Ce ne sont plus eux qui se nomment mais elle qui les désignent et les absorbent. C’est elle qui en fait les marionnettes de la violence. La nuit venue, l’insurrection peut commencer. La cité prend feu. Sa matrice géante produit une masse en fusion. Sous les foulards de la révolte et les casques de la répression, chacun est l’ennemi de l’autre. De la genèse de ce destin - et de la lourde responsabilité qui est la notre dans cette genèse - ce film porte témoignage.
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"Un militaire intègre plus qu'un dreyfusard"
A propos du J’accuse,
film de Roman Polanski, 2019
La polarisation du film de Roman Polanski sur le colonel Picquart est déstabilisante. Loin d’être centrée sur Dreyfus, elle met en exergue un point méconnu de l’affaire : comment un officier de carrière peut se défaire de la loyauté que l’armée a imprimée en lui ? Au fur et à mesure qu’il découvre la falsification des preuves qui ont condamnées Dreyfus, ce militaire vit un conflit de loyauté qui sera long à dénouer. Lui qui a voué sa vie à l’armée, lui qui y a gravi les échelons de la reconnaissance, qui a conquis la confiance de ses chefs, lui dont Dreyfus fut l’élève sans lui cacher son antisémitisme, voilà qu’il découvre (par le hasard d’une nomination au contre-espionnage) la gravité de la faute et ses conséquences : un innocent, fut-il juif, envoyé au bagne à la suite d’une grossière machination (le fameux « dossier secret » remis au conseil de guerre). Voilà qu’il en tient la preuve brûlante entre ses mains. Voilà qu’il a la révélation que l’écriture du fameux bordereau n’est pas celle de Dreyfus. Il aurait pu se taire comme ses chefs le lui ont conseillé. Se contenter de garder le silence, d’obéir aux ordres, l’armée n’est-elle pas ainsi ? Après tout, le coupable désigné par « la chose jugée » (on le lui a assez répété) n’est-il pas qu’un juif ! A partir du moment où il connait la vérité du cas Dreyfus, il ne déviera pas. Toute la question posée par ce film est là : où puisera-t-il l'énergie de s'arracher à une fusion devenue mortifère ? Et quelles ont été les étapes de cette rupture âpre et nécessaire ?
Saint cyrien cultivé Picquart n’a pas une conscience morale pétrie par l’armée. Son institution ne le possède pas en entier. Il peut faire un écart, la considérer comme faillible, l’espérer meilleure qu’elle n’est. Muni de sa découverte, il va voir respectueusement tous ces généraux, ces chefs d’état major, dans leurs châteaux, leurs bureaux, leurs palais. Il veut leur faire partager sa conviction : rétablir la vérité. A ces hommes, ses chefs, même son ministre, cette vérité fait peur. C’est le premier ébranlement de sa loyauté. Le clan fait bloc, se rétracte, l’intimide (scène glaçante de la comparution de Picquart devant un conclave de généraux). Toutes les portes se ferment devant lui. Pire, il se heurte à l’alliance du commandant Henry (son adjoint) et du général Gonse (son supérieur) pour étouffer l’affaire. « Si vous n’en parlez pas qui en parlera ? » Son chef d’état-major (de Boisdeffre) lui ordonne d’obéir à sa hiérarchie. Fermé le ban. Il est muté. Picquart, à ce stade, reste loyal et accepte le prix du silence. En bon soldat, il se plie à la sanction.
Il subit sans s’épancher la mutation punitive. Envoyé dans des missions périlleuses en Tunisie, on espère qu’il ne reviendra pas. Il ne se rebelle pas mais ne cède pas. Il tient bon plus qu’il ne résiste, vit sa disgrâce en silence. Au fond, l’armée agit avec lui comme avec Dreyfus : on l’éloigne pour l’éliminer. Lors d’une permission en France, il découvre son appartement pillé, ses papiers dérobés, sa vie privée jetée à l’encan. Plus de doute, il est menacé parce qu’il devient menaçant. C’est à ce moment où il se croit perdu que le contrat de loyauté se déchire un peu plus (seconde étape) . Il entreprend de sortir d’une institution qui lui a tout donné, mérite, salaire, prestige, identité, rédige un testament secret. Il se confie à un avocat ami Louis Lebois qui en parle à un sénateur. Le clan Dreyfus est mis au courant. La rencontre avec Mathieu Dreyfus, Zola, et Clemenceau (dans le film certes mais a-t-elle eu lieu ?) Le contre scandale est en marche mais, à l’inverse de Zola, lui n’accuse (encore) personne.
Pour ses chefs, tout se passe comme si Picquart était passé à l’ennemi. Accusé d’un vol qui le déshonore il est incarcéré. Sa carrière est brisée mais non son idéal. Ce lanceur d’alerte a pris tous les risques par loyauté non pas à l’armée telle qu’elle est mais telle qu’il l’imagine. Cet homme lettré lui-même proscrit a sans doute lu avec exaltation Victor Hugo : « Soldats ! L’armée française est l’avant garde de l’humanité. Rentrez-en vous-mêmes, réfléchissez, reconnaissez-vous, relevez-vous. Tournez vos yeux sur la vraie fonction de l’armée française. Protéger la patrie, propager la Révolution, délivrer les peuples, soutenir les nationalités, affranchir le continent, briser les chaines partout, défendre le droit, voilà votre rôle parmi les grandes armées d’Europe ! » (Actes et paroles, 1875). C’est cet idéal trahi qui résiste malgré la violence de l’accusation lancé par les siens contre lui. C’est cela qui lui permet de traverser l’épreuve. C’est sa haute idée de l’armée qui est offensée par des chefs incapables et sans scrupules. « Sa vertu était plus forte que ses préjugés » (JD Bredin, L’affaire, p. 690) C’est la perte de confiance envers ces chefs sans craindre d’être balayé par eux qui le conduit à parler. Le sentiment aussi que la montée en puissance du contre scandale mené par le camp Dreyfus devra tôt au tard l’emporter. Il reste fidèle « l’arche sainte » qu’était cette armée française magnifiée par Hugo. La fidélité à cet idéal l’emporte sur une loyauté institutionnelle.
Fort de cette certitude morale, il peut affronter le rôle du « traître » qu’on veut lui coller à la peau. Au milieu de ce tourment, le « J’accuse » de Zola opère un virage : l’univers secret de l’état major est retourné comme un gant ; ses basses œuvres sont d’un coup démasquées. Picquart sera embastillé durant 384 jours. Il n’aura un non lieu qu’après la décision de la Cour de cassation qui casse le verdict du conseil de guerre en le renvoyant à celui de Rennes. Quand il constate que ses chefs produisent à nouveau des preuves falsifiés contre lui cette fois (« le faux Henry »), le contrat de loyauté se brise définitivement (ultime étape). Il dénonce en pleine audience du procès de Zola la hiérarchie militaire (cf. image ci dessus). Il sera ensuite le témoin clé de l’affaire : au conseil de guerre de Rennes qui fera extraire Dreyfus de l’Ile du diable, à son procès en réhabilitation de la cour de cassation, lors de la cérémonie militaire en faveur de Dreyfus (ce que le film ne narre pas ou peu). A côté de Dreyfus mais non à ses côtés.
Le film de Roman Polanski construit autour de ces trajectoires croisées n’emporte pas pleinement l’adhésion. L’acteur Jean Dujardin est inexpressif, sans épaisseur, corseté dans son uniforme. Sa relation avec une femme adultère, comme plaquée, sonne faux. Son désaccord avec la grâce de Dreyfus est oublié. Les scènes de procès sont caricaturales, les généraux bouffis d’indignité. Mais l’évocation à la Dickens de l’univers bureaucratique du contre-espionnage de l’époque nous replace dans l'époque. Rarement ce crime d'Etat aura autant senti une odeur de bureau, un gout de renfermé et de chicane jusqu'à la nausée. La première scène du film est saisissante : « la parade d’exécution » (dite « parade de Judas ») est construite comme le spectacle grandiose de la dégradation publique, où tous les régiments dont conviés, où l’on scrute le traître à la jumelle (excellent Louis Garel), cette « boule de chair vivante qui roule au milieu de la bataille » disait Maurice Barrés.
Autour de ce Picquart-Dujardin, on ne sent ni l’enjeu de l’affaire pour la République et sa justice en cette fin du XIXème siècle, ni le rôle positif des autres militaires (antidreyfusard, Cavaignac eu la même passion de la vérité), ni la houle des émotions qui accompagne les décisions de justice … Le drame intime d’un homme appauvrit l’évocation de cette furia francese que fut l’affaire durant douze ans. Tel n’est pourtant pas le propos du film qui suit la trajectoire d’un insider qui se détache par étapes de son appartenance à la hiérarchie militaire pour aller vers la sphère de la justice. Voilà pourquoi il n'est pas un dreyfusard "pur". Plutôt, comme l'écrit Hannah Arendt,c'est "un de ces citoyens qui à l'heure du danger - pas une minute avant - se dressent pour défendre leur pays avec autant de naturel qu'ils accomplissaient auparavant leur tâche quotidienne" ( Cité par C. Vigouroux, Georges Picquart, Dalloz, 2019, p. 445). Il ne se résout qu'en dernière extrémité à se se délier de sa dette envers l'armée. Il s’en désincorpore dès lors qu’il réalise que celle-ci ne recule devant rien pour le déshonorer. Son audace est proportionnelle aux attaques dont il est la cible. Un acte civique l’appelle et le délivre de son serment d’allégeance. L’officier peut alors récuser le costume du traître pour jouer pleinement le rôle du témoin. Et, en devenant témoin, il ouvre un espace pour la justice. A son tour, elle relèvera le défi en réhabilitant avec éclat Dreyfus. L’obstination d’un témoin substantiel l’a éveillée à elle-même.
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A propos de La liberté,
film français de Guillaume Massart,
2017, 2h26.
Un documentaire sur la prison de Casabianda attise forcement la curiosité. Tant de fantasmes s’y attachent. Ne dit-on pas que les détenus peuvent s’y baigner ? Que des kilomètres de plages leur sont accessibles ? Faut-il y voir pour autant un paradis carcéral ? Créé dans l’après-guerre, cet ancien bagne napoléonien est la seule prison « ouverte » que nous connaissons. La voici dès les premières images : en plein soleil, entre mer et terre, dans la commune d’Aléria en haute Corse, avec ses trois hauts bâtiments plantés dans la campagne. Pas de murs d’enceinte ni de miradors. Vus de loin, les détenus travaillent dans un vaste domaine agricole. La journée est rythmée par les heures de travail dans les champs. On découpe des stères de bois, on taille les mauvaises herbes, on charge des ballots de blé. En somme, la vie quotidienne d’une prison de taille moyenne (200 places) semble paisible sous nos yeux. On voit, on entend l’appel du matin. Attroupement lent. Pas de barreaux aux fenêtres. Les bâtiments semblent vétustes mais les cellules sont habitées. Pas d’œilleton aux portes. Un surveillant passe. Une horde de chats se chamaille dans la cour. A la nuit tombée, des sangliers viennent grogner et labourer le terrain. Un peu plus loin les plages sont sauvages et désertes. La caméra épie un détenu en maillot qui va se baigner. Un autre conduit les chats vers la mer par un sentier balisé (cf. l'image ci-dessus). Partout autour, une frondaison épaisse qu’il faut tailler, une vaste terre cultivée, des élevages de cochons et de brebis. Au loin, on devine la route, les voitures, la vie libre qui passe. Telle se présente la prison de Casabianda.
Comment un tel régime d’incarcération fut possible ? Pas de risque d’évasion vraiment ? On comprend vite pourquoi. On y trouve pour la plupart des auteurs de crimes sexuels intrafamiliaux à faible risque de récidive, triés sur le volet et en fin de peine. Porteur d’un projet de réinsertion, ayant derrière eux de longues années d’enfermement, ces « détenus modèle » ont convaincu l’administration pénitentiaire. On comprend d’autant mieux la sûreté du lieu que l’échec se paie cher : porter l’étiquette « Casabianda » c’est s’exposer à la violence réservée aux « pointeurs » en cas de retour au régime normal. C’est donc un pari raisonné sur la réinsertion qui domine ce type de détention sans doute possible en 1948 – époque de ce qu’on appelait « le régime progressif »- mais qui serait sans doute difficile à notre époque si ouvertement sécuritaire. Du reste, deux psychologues seulement y sont affectés. (Signe de temps, au même moment, j’écoute un député local en visite sur les lieux déclarer qu’il déposera un amendement pour rendre obligatoire le suivi post-pénal)
On suit plus précisément trois détenus. Ils ne sont pas identifiés par un nom mais parlent à visage découvert. Le premier est amer. Il nous invite à « retourner la carte postale » : derrière la mer et le soleil il y a dit-il « que de la psychologie ». L’appel de la mer et du large est un leurre. Au moins dans une prison normale, on peut maudire les surveillants, râler contre l’asservissement, projeter son mal être sur les barreaux. Ici, on ne peut même pas pester contre la nourriture. On a la clé de sa cellule. On peut fêter Noël en musique. Ici la prison n’est que dans la tête. Aucun exutoire possible. On est face à soi-même. C’est « pire que l’enfer », lâche-t-il.
Le second à l’approche de sa fin de peine se rase la barbe. Il est loquace, candide parfois. Il se réjouit que son fils l’appelle enfin. Assis devant la mer, il s’interroge cheveux au vent sur le pardon. Il semble se pardonner à soi même la « bêtise » commise. Il voit sa fin de peine comme un pardon de la société. Il veut retrouver la paix, « passer à autre chose ». C’est lui qui aime conduire une bordée de chats et chatons sauvages vers le rivage par les passages autorisés. Loin du prédateur que la société voit en lui, il est le bon pasteur. Il ne sait pas encore que son fils a grandi et que peut-être, avec le temps, son pardon est loin d’être acquis. Il finit sa peine mais n’est au bout de ses peines. (J’apprends en lisant la presse qu’il serait décédé à la sortie du film alors que son incarcération se terminait en 2021)
Le troisième va beaucoup plus loin. Au début, il parle le visage voilé par le ressentiment. " La société a besoin de monstre pour se rassurer mais elle ne veut pas voir ce que nous sommes et pourquoi nous en sommes arrivés là" . Puis un jour de grand soleil, il décide de s’avancer vers nous sans masque. Il montre son cahier de correspondance avec « Béatrice ». Il devine le sens profond du film : montrer l’introspection douloureuse qu’impose le retour à la vie, témoigner de la réalité de la réinsertion. A la question posée : quel est ton espoir dans la vie ? Il répond d’abord : « en sortir le moins amoché possible » puis ajoute aussitôt en évoquant ses filles « et elles aussi ».
A la toute fin du film, l’homme marche sur un fil. Il révèle son cauchemar au cours d’une ballade dans la campagne : il ouvre une porte sur une pièce pleine de merde qu’il doit fouiller pour trouver le diamant qui y est caché. Il explique son passage à l’acte : abusé dans son enfance, déguisé en fille, violé par son père… Une phrase qui le poursuit : « Je vais te montrer comment se comporte un homme ». Comment vivre avec une image aussi poisseuse de soi ? C’est alors qu’il projette sur ses enfants le fardeau qu’il ne peut supporter. Ils n’ont été que le « catalyseur » d’une violence subie, devenue insupportable. « Tu te transportes dans l’auteur pour ne plus occuper la place de la victime ». Il voit dans ce mal qui le frappe une malédiction venue des profondeurs d’une enfance maltraitée qu’il a projetée sur ses propres enfants. Pour s’en libérer ? Il l’admet. Mais il ne se pardonne rien. Il explique et comprend la portée dévastatrice de son acte. Il en fait sa vérité morale. Et il a prononcé le mot inceste.
Fiction ou documentaire ?
Grâce à Dieu / 2018
Film réalisé par François Ozon / France / 2h17
Comment imaginer un abus sexuel subi par un enfant ? Pas de trace, pas de sang. Rien ne se voit ni n'est vu. Pas de témoin. Pas de preuve non plus dès lors que le saccage est intime. Seul subsiste chez l’enfant devenu adulte un souvenir irradiant né d’un contact corporel intrusif dans un lieu clos. Imaginez-vous à l’âge de 9/10 ans dominé sexuellement par un homme autant de fois qu’il lui plaira. L’enfant se transforme en un outil à l'usage d’une sexualité qui lui tombe dessus. Bientôt, il est plus qu’une loque, à la merci d’un puissant adulte, plongé dans une oppression sans fin. Il se brise et se vide peu à peu. Il n’a plus ni voix, ni énergie. Comment pourrait-il parler et dire ce que nul n’a vu et que nul ne croira surtout s’il s’agit d’un ecclésiastique respecté ? Et comment vivre avec ça ? Oublier est-il la solution pour y échapper ?
Grace à Dieu est un film s’attache à démontrer que l’inverse est possible. Alexandre, un ancien scout (père de cinq enfants, très BCBG) découvre un jour par hasard que le père P célèbre la messe. La mémoire lui revient. Jadis, il a été abusé par cet homme sans rien en dire. Il le croyait peut-être mort ou, du moins, éloigné du sacerdoce. Il se rend compte que ce prêtre est affecté auprès des enfants, qu’il leur enseigne le catéchisme, qu'il est sans doute actif. Catholique loyal, soutenu par sa femme, il demande à l’évêché qu’il soit sanctionné ou du moins n’ait plus de contact avec des enfants. Pas de scandale public, pas de vague, faites confiance à notre mère l’Eglise, lui répond-ton. Il insiste, s’obstine, exige. Il n’obtiendra qu’une écoute polie, des réponses diplomatiques et de vagues mesures. Comment rester sourd et aveugle quand des enfants – les siens peut-être – sont ou seront exposés à de telles offenses ? Est-ce un père qui pense de la sorte ou un enfant devenu adulte ou bien un adulte resté enfant ? Au moment de rencontrer le père P , il le voit de loin mollement assis sur un banc de l’église mais au lieu de s'avancer, il panique et fait aussitôt demi-tour…. Il réalise peu à peu que l’Eglise est avant tout soucieuse du devenir de ses prêtres et non des blessures des enfants. Pour elle, il sera toujours pardonné au pêcheur repentant. Le scandale d’une révélation serait trop préjudiciable à son image.
Habilement, l’Eglise - en la personne du cardinal B - enveloppe le dénonciateur dans une ambiance anesthésiante. Elle ne connaît pas des « pédophiles » mais des « pédosexuels » et ne nomme pas ces actes blâmables des « crimes » mais des « défaillances ». La rencontre entre Alexandre et le père P devant la médiatrice du diocèse va plus loin. Affable, le prêtre lui serre la main. Il reconnaît les faits en général, s’en veut pour la souffrance occasionnée et affirme qu’il aurait du se soigner pour sa « maladie ». Il n’est pas seul en faute, sa hiérarchie était au courant et de l’a pas aidé. A la fin, la médiatrice leur prend la main et ils récitent ensemble le Notre père (« pardonnez nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensé ») et un « Je vous salue Marie » où ils sont invités à « prier pour nous pauvres pêcheurs ». Toute la philosophie de l’Eglise est dans ce moment poignant où l’injonction au pardon est subliminale. Affligé par son tourment, le père P. ne demande pas vraiment pardon à Alexandre. Ils sont invités à se tourner vers Dieu d’où le pardon divin peut venir.
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Le malaise vient de l'ambiguïté d'un film annoncé comme une "fiction inspirée de faits réels". Les noms des « prédateurs » sont cités (y compris les personnages secondaires mis dans le même sac) alors que ceux des victimes sont anonymisés. Sans doute, le détour par la fiction en fait un film commercialisé et, comme tel, plus à même de trouver son public. Mais un parti pris assumé ne saurait tout justifier. La compassion exclusive à l’égard des victimes non plus (réunis dans l'image ci dessus) . Cette division sommaire entre le bien et le mal abolit toute distance qui aurait pu laisser le spectateur libre de son jugement. Ici au contraire, le parcours est fléché, la compassion imposée, la cible nommément désignée. Certes, dira-t-on, la cause est juste. Et il sera précisé à la fin que ces hommes et ces femmes (par ailleurs mis en cause en justice) sont « présumés innocents ».
Mais en confondant la personne et le personnage, Ozon délivre un message ambigu : il donne à un film dit de fiction la couleur d'un reportage et ainsi brouille la frontière entre l'imaginaire et le réel. Il séduit tous les indignés qui n'ignorent rien de l'affaire du cardinal B dont toute la presse parle au moment où son procès a lieu. Sa pseudo fiction est nourrie de noms et de faits vrais alors que le choix du scénario est volontairement partial, voire diffamant bien qu'il n'ait pas été jugé comme tel. Les séquences lyonnaises, les paysages urbains, les noms des ecclésiastiques… tout cela relève de la contextualisation alors que le film est dans son entièreté une charge contre le cardinal B. Or, d’autres aspects auraient pu être mis en lumière. Un paysage moins contrasté mais non moins critique aurait pu apparaître. Que sait-on des doutes des proches du cardinal B ? N’ont-ils pas tenté d’infléchir les choix de l’Eglise ? Quel a été le rôle de Rome, de sa doctrine et des mécanismes de camouflages de la hiérarchie épiscopale ? Et que penser de l'invocation de Satan, comme vient de la faire le Pape - pour exorciser ce mal qui frappe l'Eglise ? Bref, une démarche plus compréhensive aurait relevé d’un travail d’enquête non d’une dénonciation nominative à courte vue. A cette aune , on se demande de quel poids pèse ce simple « carton »réaffirmant à la fin la présomption d’innocence après une démonstration de deux heures qui affirme le contraire ?
Malgré cette réserve, la perspective de ce film est utile et éclairante : le miroir chaleureux et bienveillant que l’Eglise offre à ses fidèles se brise. Sa grandeur millénaire, ses célébrations et rituels imposants n’éblouissent plus leurs cœurs désenchantés. Loin des dorures et des grandes orgues, le regard se tourne vers les vies accidentés qu'elle laisse sur le carreau. Le sacré migre vers l’enfant victime. Qu’il s’agisse jadis de l’école ou de la famille, d’autres institutions ont déjà été le lieu d’un tel décentrement. Elles n’en ont pas moins survécu en opérant les remaniements nécessaires. Ce qu’on peut espérer pour l’Eglise.
Le Silence des autres
El Silencio de otros
de Robert Bahar et Almudena Carracedo - documentaire
95 minutes. Espagne | États-Unis, 2018.
A voir le documentaire très pédagogique Le silence des autres on comprend mieux le sens de l’amnistie qui a suivi la guerre civile espagnole (1936-1939). Il fallait rétablir la réconciliation nationale et garantir aux crimes commis de part et d’autres une impunité (600.000 morts, chiffre contesté et 400.000 exilés). La guerre civile sera suivie du long règne de Franco qui a duré quarante ans. Elle s’est soldée par « le pacte de l’oubli » voté par consensus en 1977, peu après la mort du Caudillo. Sous cette épais silence, le film retrace les initiatives actuelles des victimes des pro-républicains et de leurs descendants pour retrouver leur mémoire : comment l’oublier quand elle est inscrite dans leurs corps mutilés, leur généalogie brisée - les enfants dérobés en vue de régénérer la race - ou la disparition brutale de leurs parents ?
Est-ce la parenté de la langue, de la culture ou de l’histoire ? L’arc formé par les plaignants espagnols avec la justice argentine va être décisif dans cette entreprise. Elle finira par provoquer une avancée de la justice encore très modeste jusqu’à aujourd’hui compte tenu de l’opposition des gouvernements espagnols successifs. Une première plainte fondée sur l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité (rejetée en Espagne malgré la tentative de B. Garzon) sera acceptée par la juge argentine Maria Servini sur la base de la compétence universelle. L’instruction ouverte, une audition des plaignants prévue en visio-conférence depuis Madrid sera annulée par une menace de rupture des relations diplomatiques. Les gouvernements refusent de réveiller une histoire scellée par le pacte de l’oubli. La petite équipe des descendants ne se décourage pas et continue d’animer le débat à la Puerta del Sol et sur la Toile. Ils finissent par obtenir que la demande d’extradition argentine d’un des tortionnaires (médaillé depuis) Billy el Nino bien connu d'eux soit examinée en audience. Malgré le rejet de cette demande, cela provoque une prise de conscience. La TV espagnole filme l’audience où l’homme comparaît de dos ayant refusé le filmage. La juge Servini se rend à Madrid pour rencontrer les parties civiles. Très engagée, elle les encourage à continuer la lutte. Est-elle dans son rôle ? Nullement. Peu importe, on l’oublie devant le parti pris du film et sa proximité étouffante avec les victimes.
La force de la narration est de montrer l'émergence parallèle d’une forme de justice transitionnelle en marge des balbutiements de la justice pénale. L'amnistie tient bon mais l’amnésie faiblit sous une secousse mémorielle. L'ouverture viendra du gouvernement socialiste de Zapatéro (2007) qui fait voter une loi sur la mémoire historique. Faute de participer aux audiences, les descendants organisent des auditions en forme de confessions publiques (inspirée des juicios por la mémoria argentines) dans un amphithéâtre. La mairie de Madrid débaptise les rues affublées des noms de généraux franquistes. Point fort du film, l’exhumation en présence des survivants des fosses communes où les corps des partisans troués de balles furent jetés.
Gros plans sur les squelettes recomposés, les cranes en poussière, les dents calcinées. On devine des hommes et des femmes jetés tels quels après la tuerie, enfouis à la va vite dans un irrémédiable oubli. Images réalistes ? Non elles viennent de plus loin, de l’inconscient où la mémoire s'était repliée en attendant ce jour. Une fois les tombes ouvertes, les os nettoyés, l'ADN extraite, la vie circule à nouveau entre les vivants et les morts. De l'enfouissement des corps, de ce fracas silencieux et furtif, monte un peu d'apaisement pour les coeurs meurtris. En contrepoint, la caméra tourne sans fin autour des magnifiques statues du Monument des Oubliés de la guerre civile : hautes figures de pierre, corps épais aux visages sombres, des hommes nus surplombent en plein ciel la vallée d'Extremadure (photos ci-joint ). Tantôt en clair obscur, tantôt en pleine lumière, les morts sont toujours là : ils nous regardent de haut et nous jugent.
Aux Etats-Unis la résilience passe par l’audience - « Bienvenue à Marwen », film américain de Robert Zemeckis, 2018 -
Sous une allure baroque et fantasque, voilà un film centré sur l’importance d’un procès (the sentencing) pour une victime. La surprise est d’autant plus grande qu’il se passe aux Etats-Unis où celle ci n’a pas de statut de partie civile. Sauf qu’il existe une procédure dite victim impact statement qui lui permet comme témoin de lire elle-même une déclaration portant sur les dommages subis. L’incidence sur la peine de cette "lecture" n’est pas ce qui intéresse Robert Zemeckis. Au long du film, nous sommes placés devant l’épreuve que ce témoignage à la fois redouté et nécessaire impose à la victime.
Tel est le thème de Bienvenue à Marwen. Issu d’un fait réel, ce film nous plonge dans le traumatisme de Marc Hogancamp un brave employé de restaurant qui est violemment frappé au point d’être laissé pour mort par plusieurs nazillons qui voulaient « casser du pédé ». Depuis cette agression, ce rescapé s’est construit un monde imaginaire (le village de Marwen en modèle réduit) où il vit une guerre permanente contre les « nazis » avec une armée de figurines féminines. On le voit se photographier en aviateur au visage de cire et au port altier conduisant son armée d’opérette en jeep (cf. image ci dessus). La réputation de Marc grandit au point qu’il prépare une exposition (the show) sur son œuvre faite de maquettes et de poupées. Amorce-t-il ainsi sa résilience ? Son « village » évoque en réalité un univers mental très défensif où il doit repousser sans relâche les assauts des ennemis. Tuer pour ne pas être tué : au milieu de ses troupes, il est maintenu dans une violence indifférenciée. Persécuté par les « nazis », il est aussi leur persécuteur. Pris dans cette répétition infernale, il remet sans cesse en scène son ennemi. Une mauvaise fée lui murmure sa faute : n'as tu pas trop bu ce soir là ? N'as tu pas provoqué ces hommes en affichant une allure féminine ? Et ces coups, ne les as-tu pas bien cherché ? Dans le monde cuirassé de silicone de Marwen, pas de place pour la victime.
Comment se délivrer d'un tel cauchemar
? Un échec amoureux lui révèle l'inanité de ses postures. Une femme ("Nicol", une voisine) qu'il se prend à aimer comme une de ses poupées le ramène à la réalité (cf image ci-dessus). Quand elle
le repousse charitablement, il encaisse. La réalité fait effraction dans sa vie. Il se croyait invulnérable dans son royaume. Il se découvre à la tête d'un château
d'illusions. A quoi servent ses armes, ses exploits et ses parades ? Il se découvre peu à peu prisonnier d'un sortilège. Il croit aimer et être aimé comme un héros irresistible alors qu'il n'est qu'un
traumatisé enfermé dans une forteresse de pacotille. Voilà, ce que lui renvoie l'amène pitié de Nicol : la fin d'une vie hors du temps où il avait trouvé
refuge..
Son avocat toque à sa porte. Il lui rappelle encore une fois sa présence
à la barre et l’indispensable lecture de l’impact statement. Une première audience vient trop tôt. En voyant la croix gammée gravée sur le bras de son agresseur, Marc est pris de panique. Lors de la seconde audience, il pourra lire son texte debout face à la cour. Scène sobrement filmée.« Voilà, dit-il, c’est à moi de parler maintenant et eux doivent rester immobiles à quelques mètres. Je ne laisserai pas croire qu'ils ont brisé l'usage de ma parole. Je vais dire de ma place le mal qu’ils m’ont fait pendant le temps qu’il me plaira. Je n’ai pas honte. Je parle à visage découvert. A leur tour, ils auront à subir non pas ma violence mais mon témoignage. A cet instant, ma volonté encore fragile en entrant dans cette salle est soutenue par le cadre de la justice. Mon pouvoir est de leur faire réintégrer l'humanité dont ils sont sortis"
Scène originaire en effet : dans l'infraction à la loi résonne la dévastation infligée à une vie humaine. Scène universelle aussi , celle de la réponse que les hommes ont opposé de tout temps à la pulsion de mort. Et ceux la qui l'ont mise en acte doivent savoir en détail pourquoi la société les punit lourdement. Il faut qu’ « ils » n’en ignorent rien; c’est cela aussi le sens de leur peine.
Ce n'est pas par hasard si cette scène conclut le film. Le témoignage n’est pas ici l'expression d’une volonté de punir mais d’un récit difficilement conquis sur la souffrance. Tout se passe comme s’il fallait acquérir son droit de témoigner. Au bout de cet effort, c’est un retour à l’humanité que célèbre cette parole. L’homme est debout en tenant ses feuilles. A un léger tremblement de sa voix, on sent qu’il lui a fallu du temps pour dissiper la peur et les faux remèdes. Il fait face à la cour. Il lit la tête haute. Un long travelling passe en revue les accusés en tenue jaune assis sur le banc, tête baissé et regard fixe. Sa victoire.